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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

des personnages ; mais tout drame est un Groupe aussi pressé que celui de Laocoon, un Groupe dont les personnages doivent être liés fortement dans les nœuds du serpent divin de l’art.

Ce talent de dessin, de prévision constante et habile, appartint à Sédaine assurément, et de façon à surprendre lorsqu’on examine la perfection et l’ordre de ses moindres productions. Malheureusement il donna au plus grand nombre de ses compositions la forme la moins littéraire, celle qui seconde et soutient le maestro, celle du libretto. Cette bienfaisance insouciante qu’il montre, dans la lettre que j’ai citée, lui fit faire ce qu’il fallait pour empêcher l’Opéra-Comique de mourir, et comme ce théâtre était toujours mourant et renaissant, ainsi que nous le voyons encore, le bon Sédaine ne cessait de le soutenir et de lui faire des béquilles et des lisières.

Deux fois cependant il s’avisa de penser à lui-même sérieusement, et, pour sa réputation, donna deux ouvrages à la Comédie-Française, qui n’a cessé de s’en parer et de les porter avec orgueil comme deux pendans d’oreille de diamans : La Gageure imprévue et le Philosophe sans le savoir.

Je m’arrête ici à dessein, et je sens le besoin de vous faire mesurer pièce à pièce la valeur de cet écrin et de prendre en main l’un après l’autre chacun de ces deux bijoux. — Cette Gageure imprévue, qui de vous, qui de nous, ne l’a écoutée avec ce sourire paisible que l’on sent venir sur son visage malgré soi en présence de ce monde choisi où les vertus ne sont point diablesses, comme dit Molière, où elles ont un langage fin, piquant, animé, passionné même parfois ; où il se livre une petite guerre de paroles élégantes dont les menaces ne sont pas graves en apparence, mais cependant touchent vivement et sondent profondément le cœur ; où les plus nobles sentimens ne font point parade de leurs bonnes actions et glissent avec grace sur toute circonstance qui les pourrait faire valoir ; où la coquetterie et la jalousie sont passagères et n’ont que de si courts accès, qu’ils servent seulement à faire ressortir le fonds d’honnêteté qui règne dans ces ames sereines dans ce monde enfin qui par ses qualités naturelles et coutumières bien plus que par ses formes élégantes, méritait et mérite encore partout où il se rencontre le nom de beau monde ?

Quelle grace, quelle finesse, quel naturel dans cette courte comédie ! Quelle plus ingénieuse broderie orna jamais un fond plus léger ? La composition si simple en apparence et savante dans tous ses détails, c’est un ruban de femme, un ruban rose et moiré, qui, tout chatoyant et flexible qu’il est, forme cependant un nœud et un nœud