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DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE.

tarder la noce. Le jeune apprenti regarde et lit tour à tour ; ses oreilles vont du son à l’écho, ses yeux de la nature au miroir ; il ne comprend pas encore cette double face des choses, mais il la devine ; il en est tout charmé, et sent vaguement que le Vrai a besoin de revêtir le Beau comme un rayonnant visage, selon l’expression de Platon.

Mais je m’arrête dans cette recherche, car bientôt et tout à coup il s’affranchit des impressions premières, il se dégage entièrement de lui-même, il s’élève, il invente, et nous ne devons pas chercher trop avant dans le cœur, quand la tête est si libre. Lorsqu’il s’agit d’examiner les œuvres d’un homme dont le génie est dramatique, d’un poète épique ou d’un romancier, de celui enfin qui crée et fait mouvoir des personnages, il ne faut pas chercher trop minutieusement, dans ses œuvres, l’histoire détaillée des souffrances de son cœur, ni la chronique des accidens et des rencontres de sa vie, mais seulement les mille rêves de son imagination et leur mérite aux yeux de ceux qui savent tous les secrets de l’art difficile de la scène. Quels rapports ingénieux ne trouverait-on pas entre les ouvrages d’un homme célèbre et les impressions qu’il reçut du dehors, entre sa vie idéale et sa vie réelle, si l’on voulait trop s’étudier à leur faire suivre deux lignes parallèles ! Mais que de fois il faudrait tordre la ligne de la vérité des faits pour lui faire rejoindre celle des créations imaginaires, et qu’elle serait souvent rompue à la peine !

Le premier devoir du poète dramatique est le détachement de lui-même. Avant de mettre le pied dans l’enceinte de son théâtre idéal, il faut que son imagination boive une coupe de l’eau du Léthé, qu’elle oublie son séjour dans une tête humaine, son rôle dans la comédie de la vie, et qu’elle souffle ensuite, qu’elle agrandisse et diminue, qu’elle colore des mille nuances du prisme, les bulles de savon qu’elle va librement jeter dans l’espace illimité. Si le poète trop préoccupé de lui-même se laissait entraîner à se peindre dans chacun de ses ouvrages, il tomberait dans une monotonie de traits et de couleurs que Beaumarchais compare avec sa justesse d’esprit accoutumée à des camaïeux ; — on appelait ainsi certains petits tableaux imitant le camée et l’onyx, où tout était blanc et ombré de bleu ; — certes l’azur est une belle couleur, mais tout dans la nature et dans la vie n’est pas azuré, il s’en faut de beaucoup. C’est une prétention moderne et tout-à-fait de notre temps, outrée quelquefois au-delà de toute mesure, que celle de jeter son portrait partout, posé dans la plus belle attitude possible. Je ne sais si l’on y pensait autant avant J.-J. Rous-