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Les anciens pourtant, remarquons-le, n’apostrophent que discrètement, hors de la forme mythologique, ces choses naturelles extérieures. Philoctète, Ulysse, regardent les flots et ne leur parlent pas. Aristophane le fait pour les nuées, mais en pur grotesque. Cette mélancolique communication de l’ame avec les objets extérieurs, et particulièrement avec les nuages, est un trait plutôt moderne et du Nord. De ce ciel-là, Ossian est l’Homère, l’Écosse en est l’Olympe. Le nuage par Schiller nous en arriva. Tel qu’il vogue léger et se colore dans le coin de ciel découpé par M. Lebrun, il n’eût pas été repoussé de Racine.

Le personnage de Leicester, même avec les adoucissemens que l’auteur français y apportait, eut peine d’abord à se faire accepter. Talma s’en aperçut aux premières scènes : le parterre, à certains momens, hésitait et ne savait trop comment le prendre ; le grand acteur n’hésita point ; il arracha cela, selon l’expression vive d’un excellent spectateur, comme on arrache une dent. Nous n’avons plus apparemment cette dent-là, et de plus odieux que Leicester passent dorénavant, sans dire gare, au théâtre. Talma se montrait particulièrement admirable par son jeu muet dans la grande scène du troisième acte entre les deux reines. À la dernière scène de la pièce, au dernier vers, au moment du coup fatal, le Ah ! classique (Ah ! je meurs) devenait dans sa bouche un Han ! qui sentait le bourreau. Ce terrible Han ! interjection inouie en tragédie, contrariait fort Becquet et les puristes. — Mlle Duchesnois, en énergie, en pathétique, prêtait la main à Talma et ne laissait rien à désirer.

Marie Stuart allait aux nues et soulevait des transports. M. Lebrun s’y arrache. Il part pour la Grèce le surlendemain de la première représentation, comme pour ne pas s’énerver dans le triomphe ; il ne veut point de Capoue. À ce printemps de 1820, la Grèce n’était pas insurgée encore ; mais on parlait alors de Parga, de ce peuple chrétien, livré, vendu au pacha d’Épire par l’Angleterre, et qui avait fui en emportant ce qu’il avait pu des tombeaux paternels. Il y avait là un sujet vivant, le poète y court. Ou je me trompe, ou je vois dans ce départ empressé quelque chose de généreux, un trait tout-à-fait digne d’un lendemain de haute tragédie. Pour son Ulysse, M. Lebrun s’était reporté jusqu’à Homère ; il avait emprunté à l’Allemagne dans Marie Stuart ; tout à l’heure il s’adressera à l’Espagne pour le Cid d’Andalousie, et maintenant le voilà en quête de poésie vers la Grèce. Par ces excursions, par ces alliances combinées en divers sens, il cherchait évidemment à remonter, à ravitailler le genre classique,