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sans doute de meilleures destinées que les nôtres sont réservées à ces peuples enfans que nous initierons quelque jour à une civilisation véritable, sans leur reprocher tout ce que nous aurons fait pour eux. Ils ne sont pas assez grands pour braver les orages révolutionnaires que le sentiment de notre perfectibilité a soulevés sur nos têtes. Seuls, désavoués, persécutés et combattus par le reste de la terre, nous avons fait des pas immenses, et le bruit de nos luttes gigantesques n’a pas éveillé de leur profond sommeil ces petites peuplades qui dorment à la portée de notre canon au sein de la Méditerranée. Un jour viendra où nous leur conférerons le baptême de la vraie liberté, et ils s’assiéront au banquet comme les ouvriers de la douzième heure. Trouvons le mot de notre destinée sociale, réalisons nos rêves sublimes, et, tandis que les nations environnantes entreront peu à peu dans notre Église révolutionnaire, ces malheureux insulaires, que leur faiblesse livre sans cesse comme une proie aux nations marâtres qui se les disputent, accourront à notre communion. En attendant ce jour où, les premiers en Europe, nous proclamerons la loi de l’égalité pour tous les hommes et de l’indépendance pour tous les peuples, la loi du plus fort à la guerre, ou du plus rusé au jeu de la diplomatie, gouverne le monde, le droit des gens n’est qu’un mot, et le sort de toutes les populations isolées et restreintes,

Comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois[1],

est d’être dévorées par le vainqueur. S’il en devait être toujours ainsi, je ne souhaiterais à Majorque ni l’Espagne, ni l’Angleterre, ni même la France pour tutrice, et je m’intéresserais aussi peu à l’issue fortuite de son existence qu’à la civilisation étrange que nous portons en Afrique.

Nous étions depuis trois semaines à Establiments, lorsque les pluies commencèrent. Jusque-là nous avions eu un temps adorable, les citronniers et les myrtes étaient encore en fleurs, et, dans les premiers jours de décembre, je restai en plein air sur une terrasse, jusqu’à cinq heures du matin, livré au bien-être d’une température délicieuse. On peut s’en rapporter à moi, car je ne connais personne au monde qui soit plus frileux, et l’enthousiasme de la belle nature n’est pas capable de me rendre insensible au moindre froid. D’ailleurs, malgré le charme du paysage éclairé par la lune, et le parfum

  1. La Fontaine, fable des Voleurs et l’Âne.