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nobles bêtes, a pris tout à fait leur cri et même un peu de leur désinvolture. Si un passager se plaint du bruit qu’ils font, le capitaine répond que c’est le son de l’or monnayé roulant sur le comptoir. Si quelque femme est assez bégueule pour remarquer l’infection répandue dans le navire, son mari est là pour lui répondre que l’argent ne sent point mauvais, et que, sans le cochon, il n’y aurait pour elle ni robe de soie, ni chapeau de France, ni mantille de Barcelone. Si quelqu’un a le mal de mer, qu’il n’essaye pas de réclamer le moindre soin des gens de l’équipage ; car les cochons aussi ont le mal de mer, et cette indisposition est, chez eux, accompagnée d’une langueur spleenétique et d’un dégoût de la vie qu’il faut combattre à tout prix. Alors, abjurant toute compassion et toute sympathie pour conserver l’existence à ses chers cliens, le capitaine en personne, armé d’un fouet, se précipite au milieu d’eux, et derrière lui les matelots et les mousses, chacun saisissant ce qui lui tombe sous la main, qui une barre de fer, qui un bout de corde ; en un instant toute la bande muette et couchée sur le flanc est fustigée d’une façon paternelle, obligée de se lever, de s’agiter, et de combattre par cette émotion violente l’influence funeste du roulis. Lorsque nous revînmes de Majorque à Barcelone, au mois de mars, il faisait une chaleur étouffante ; cependant il ne nous fut point possible de mettre le pied sur le pont. Quand même nous eussions bravé le danger d’avoir les jambes avalées par quelque pourceau de mauvaise humeur, le capitaine ne nous eût point permis, sans doute, de les contrarier par notre présence. Ils se tinrent fort tranquilles pendant les premières heures ; mais, au milieu de la nuit, le pilote remarqua qu’ils avaient un sommeil bien morne, et qu’ils semblaient en proie à une noire mélancolie. Alors on leur administra le fouet, et régulièrement, à chaque quart d’heure, nous fûmes réveillés par des cris et des clameurs si épouvantables, d’une part la douleur et la rage des cochons fustigés, de l’autre les encouragemens du capitaine à ses gens et les juremens que l’émulation inspirait à ceux-ci, que plusieurs fois nous crûmes que le troupeau dévorait l’équipage. Quand nous eûmes jeté l’ancre, nous aspirions certainement à nous séparer d’une société aussi étrange, et j’avoue que celle des insulaires commençait à me peser presque autant que l’autre ; mais il ne nous fut permis de prendre l’air qu’après le débarquement des cochons. Nous eussions pu mourir dans nos chambres que personne ne s’en fût soucié, tant qu’il y avait un cochon à mettre à terre et à délivrer du roulis. Je ne crains point la mer ; mais quelqu’un de ma famille était dangereuse-