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de la Grèce et de l’Orient aux doctrines toutes nouvelles qu’ils s’efforçaient d’arrêter dans leur marche, ils ont amassé plus d’érudition, remué plus d’idées, construit plus de systèmes qu’on n’en trouve en dix siècles d’une époque ordinaire. M. Matter traverse en indifférent tout ce champ de bataille ; il n’a ni admiration pour les vainqueurs ni sympathie pour les vaincus ; il ne se doute pas de la grande lutte qui remplit tous les siècles dont il croit faire l’histoire ; il attribue la chute des écoles grecques et le triomphe du christianisme à Constantin, à Théodose, à Justinien. Il ne sait pas que la conversion des empereurs est un effet, et non une cause, que ce ne sont pas les évènemens qui gouvernent les idées, mais les idées qui gouvernent les évènemens. Il bannit de son livre avec un soin si scrupuleux, non seulement toute histoire des doctrines philosophiques, mais toutes les réflexions qu’auraient suggérées à un penseur les faits mêmes qu’il raconte, que l’on reconnaît sans peine qu’il y a là de sa part un parti pris, une résolution bien arrêtée de se borner au récit des évènemens matériels. Sans cela, la philosophie serait entrée dans son livre malgré lui, elle se serait fait jour quelque part. À coup sûr Diogène de Laërce n’est qu’un biographe qui n’a pas de prétention au titre de philosophe, et pourtant, à l’aide de ses indications, on a pu retrouver et reconstruire des théories tout entières. M. Matter ne donne pas d’indications pareilles ; il a tenu jusqu’au bout cette singulière gageure d’écrire l’histoire d’une philosophie qui dure cinq siècles et déploie une activité prodigieuse, sans prononcer un seul mot qui, de près ou de loin, ait trait à la philosophie.

Puisque M. Matter fait abstraction de la philosophie, il est inutile d’ajouter qu’il s’occupe fort peu de la naissance et des progrès du christianisme. C’est là pour lui, à ce qu’il semble, un évènement ordinaire, beaucoup moins important que la fondation d’un nouveau musée à Alexandrie par l’empereur Claude. La dernière moitié de cette histoire, qui devait nous montrer le monde ancien aux prises avec le monde nouveau, tout le passé et tout l’avenir de la civilisation dans une seule lutte, cette période de grandeur et d’éclat pour l’école d’Alexandrie est, aux yeux de M. Matter, une époque de décadence. En effet, les idées s’agrandissent, les systèmes se coordonnent, la philosophie est défendue avec enthousiasme, et illumine le monde de ses clartés ; mais les bâtimens du musée commencent à tomber en ruine ; on déserte ce palais pour une autre école fondée par les chrétiens à Alexandrie. Les savans n’ont plus au milieu d’eux, comme au temps des Lagides, un roi qui les interroge et les écoute ;