Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/897

Cette page a été validée par deux contributeurs.
893
REVUE. — CHRONIQUE.

se présentait aux hommes d’armes avec une double séduction : elle promettait la rémission des péchés dont les consciences nobles étaient alors passablement chargées, et elle offrait la chance de conquérir quelque petit royaume au-delà des mers. Ce qui paraîtrait confirmer cette conjecture, applicable seulement à la première croisade, c’est qu’aucun prince couronné ne s’associa à l’expédition. Il faut malgré tout laisser une très large part à l’enthousiasme religieux ; mais, pur et exalté chez quelques hommes héroïques comme Godefroi de Bouillon, il ne fut pour la foule que le véhicule des passions terrestres.

La marche des premiers croisés ne peut être comparée qu’au déplacement des nomades qui quittent une terre épuisée pour chercher un établissement meilleur. Une population armée où les âges, les sexes et les rangs sont confondus, s’avance péniblement, sans itinéraire convenu, sans système d’approvisionnemens ; accueillie un jour fraternellement, le lendemain obligée de combattre pour obtenir des vivres ou s’ouvrir un passage. Les pauvres ont attelé leurs chevaux ou leurs bœufs à de misérables chariots sur lesquels ils ont entassé femmes, vieillards, enfans, avec le peu de provisions qu’ils ont pu rassembler au départ ; et « les petits enfans, aussitôt qu’ils aperçoivent un château ou une ville, demandent, en ouvrant de grands yeux, si c’est là cette Jérusalem dont on leur a tant parlé[1]. » Une telle cohue représentait moins un pieux pèlerinage qu’une invasion de barbares, et on conçoit la frayeur du prince qui régnait à Constantinople à l’approche de ces auxiliaires dont il avait sollicité si ardemment la coopération. L’empereur des Grecs déploya toute la perfidie qu’on attribue à sa nation pour enchaîner l’héroïsme turbulent de ses dangereux alliés. Les historiens occidentaux l’ont fort maltraité à ce sujet ; mais M. Prat éclaircit habilement les couleurs sombres employées jusqu’ici pour peindre Alexis : il montre que l’empire oriental était sérieusement compromis par le débordement des peuples occidentaux, et qu’au nombre des orthodoxes, il se trouvait des chevaliers qui pouvaient lutter de perfidie avec le prince byzantin. Les chapitres suivans, qui conduisent les croisés du Bosphore à Jérusalem, ne modifient pas essentiellement les narrations précédentes. Explorateur infatigable, M. Prat découvre de temps en temps des points de vue intéressans ; mais, au lieu d’y arrêter son lecteur, il les indique avec une sorte d’indifférence, et reprend aussitôt son allure calme et mesurée. Par exemple, après avoir avancé que les descriptions de la Jérusalem Délivrée sont en rapport parfait avec les localités, et que le Tasse a trouvé le germe de plusieurs épisodes fantastiques dans les chroniques contemporaines, il eût été piquant de chercher la réalité sous les déguisemens poétiques, et de montrer la science exacte au service de la plus pétulante imagination. Un peu plus loin, M. Prat déclare que le code promulgué après la conquête de la Palestine, sous le nom de Bon Droit et Assises de Jérusalem, peut être considéré comme le type idéal de la féodalité, parce que les insti-

  1. Guibert de Nogent, livreII, dans Bongars, Gesta Dei per Francos.