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REVUE. — CHRONIQUE.

même, on eu le tort de négliger. « Il n’y avait plus en Occident ni religion, ni justice, ni équité, ni bonne foi. Les églises et les monastères étaient abandonnés au pillage : on n’était en sûreté nulle part ; les crimes les plus horribles restaient impunis. Dans l’intérieur des familles, les mœurs étaient tellement corrompues, que les liens du mariage étaient généralement méprisés. Le luxe, l’ivrognerie et le jeu, régnaient partout ; le clergé ne donnait pas l’exemple d’une conduite régulière ; les évêques eux-mêmes étaient livrés à la débauche et à la simonie. » M. Michaud, qui a su faire du zèle religieux des populations un ressort éminemment dramatique, accuse l’archevêque de Tyr d’avoir tracé un tableau satirique. On ose à peine soupçonner Guillaume d’exagération, quand on se rappelle que, pendant le cours du XIe siècle, on compta en France vingt-sept années de famine ; extrémités qui annoncent à coup sûr un dérèglement affreux, un coupable abandon des devoirs sociaux. Quels ont donc été les leviers assez puissans pour déplacer les populations ? les prédications de Pierre l’Ermite, la volonté énergiquement exprimée du pape Urbain II ? Le rôle du petit Pierre est en effet fort beau dans le récit de Guillaume de Tyr et dans l’Alexiade d’Anne Comnène. Mais ces deux écrivains étaient étrangers, et au lieu de traduire des impressions personnelles, ils ont écouté la voix publique, fort prompte, comme nous l’avons dit, à dénaturer la réalité. Les chroniqueurs français au contraire paraissent à peine connaître celui que nous considérons aujourd’hui comme l’apôtre des croisades. Guibert, abbé de Nogent, dépeint avec une nuance d’ironie l’exaltation de Pierre et les effets merveilleux de son zèle ; mais il se hâte d’ajouter qu’il ne parle pas avec connaissance de cause (non ad veritatem), et qu’il n’est qu’un écho du vulgaire, toujours exagéré, toujours épris de la nouveauté. Un autre historien qui assista au concile de Clermont, et suivit la grande expédition des croisés, Foulcher de Chartres, se contente de dire : « Un certain Pierre l’Ermite, suivi d’une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d’abord son chemin par la Hongrie. » N’est-il pas évident que, si Pierre l’Ermite avait communiqué aux évènemens une impulsion décisive, ses contemporains eussent parlé de lui en meilleurs termes ?

Quant au pape Urbain II, engagé dans les querelles qu’avait léguées à ses successeurs le belliqueux Grégoire VII, menacé par l’anti-pape Guibert et par la partie corrompue du clergé, en lutte permanente avec l’empereur d’Allemagne, obligé de sévir contre le roi de France, défenseur ordinaire du pouvoir pontifical, il avait assurément trop d’affaires sur les bras pour caresser des projets d’expédition lointaine. Toutes ses préoccupations devaient appartenir à l’Occident, car le christianisme était menacé de mort par les maux qui dévoraient intérieurement l’église latine, tandis que les fureurs mahométanes pouvaient devenir tout au plus une occasion de martyre pour les chrétiens d’Asie. La guerre sainte ne fut en effet pour les pères du concile de Clermont, qu’une affaire secondaire et pour ainsi dire épisodique. Le rétablissement de la paix publique au moyen de la trêve de Dieu et des asiles sacrés, l’excommunication