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dans notre langue. Ses destinées ont d’abord été modestes ; au XVIIe siècle, on n’entendait par là qu’une facilité naturelle, qu’un talent particulier pour telle ou telle chose. C’est le bel esprit qui signifiait alors génie ; mais le titre de bel esprit étant devenu commun et banal, grace aux usurpateurs, quand tout le monde s’appela bel esprit, personne ne voulut plus l’être. « C’est au XVIIIe siècle que le mot de génie, dit M. Saint-Marc Girardin, commence à être mieux vu que le mot de bel esprit ; il désigne déjà une supériorité décisive et souveraine ; ce n’est pas encore le droit d’être universel, mais c’est déjà celui d’être infaillible. » Cependant on était encore loin de nos idées, puisque Buffon disait que le génie c’est la patience. Cela, comme on le devine, a amené M. Saint-Marc Girardin à notre époque, dont il a raillé les ridicules et les prétentions à l’endroit du génie et de cette dictature spontanée et dispensée de tout labeur et de toute patience, que le génie est assez disposé à s’arroger et qu’on lui laisse prendre. Comme tout le monde y prétend, tout le monde a prêté à ce mot afin de l’enrichir et de le grossir pour en profiter soi-même. M. Saint-Marc préfère garder la vieille signification : « Il m’est arrivé parfois, racontait-il, de vouloir louer quelques-uns des hommes les plus éminens de notre littérature et comme l’éloge est aujourd’hui très difficile, tant il est banal ; comme il est malaisé de donner à la louange un peu de relief et de saveur, tant elle s’est épuisée par l’exagération ; comme le mot génie est le seul qui vaille quelque chose et le seul dont un auteur puisse savoir gré, il m’est arrivé alors de donner à ceux que je voulais louer le génie de telle ou telle chose ; ils m’entendaient dans le sens général que le mot génie a aujourd’hui, tandis que moi, je parlais dans le sens que le mot génie avait au XVIIIe siècle, et de cette manière j’en disais assez pour les satisfaire, grace à la manière dont ils comprenaient, et je n’en disais pas trop pour me déplaire à moi-même ; leur vanité et ma conscience étaient satisfaites. » Ces paroles sont trop vraies ; M. Saint-Marc Girardin a raison. Je les recommande aux critiques. À combien de réticences mentales n’oblige pas en effet l’amour-propre des contemporains. Le métier de critique, autrement, sans ces concessions, ne serait pas tolérable. Le public est là heureusement qui rabat de l’éloge et rétablit le vrai niveau.

La banalité, cette banalité de la louange qui s’est introduite dans la critique et qui l’a gâtée, M. Saint-Marc l’a fort bien retrouvée, et montrée sous une autre forme dans la poésie contemporaine. C’est un thème vrai, mais que nous avons trop souvent soutenu dans cette Revue pour y insister de nouveau. Il y a maintenant une forme de vers courante, accessible, à la disposition de tout le monde. Une méditation est devenue aussi facile que l’était un rondeau sous Voiture, une orientale aussi faisable que l’étaient un madrigal sous Dorat, une tirade descriptive sous Delille. Cela ne diminue en rien assurément le génie de M. de Lamartine et le génie de M. Victor Hugo ; au contraire c’est la preuve qu’ils ont trouvé une forme originale, neuve, mais qui est devenue vulgaire dans les mains de leurs imitateurs. Il n’y a pas à l’heure qu’il est (et ceci n’est pas une exagération) d’élève de rhétorique un peu dis-