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paraissait dans l’ensemble de l’exécution ? Vous êtes sorti de votre route naturelle, vous vous êtes recruté en dehors de votre loi d’existence, de sorte que maintenant vous avez un théâtre comme la Scala à Milan, comme la Porte de Carinthie à Vienne, un théâtre où règne la confusion des styles et des langues ; mais l’Opéra français, le théâtre de Gluck, de Spontini, de Rossini, de Meyerbeer et d’Auber, l’Académie royale de Musique n’existe plus, ou la voilà jetée sur une pente si rapide, qu’il faudrait désormais une main de fer, la main de Gluck, pour la retenir.

Nous voudrions bien ne pas toujours occuper nos lecteurs des incartades plus ou moins musicales de l’auteur de la Symphonie fantastique ; mais comment faire ? Lorsque M. Berlioz ne donne pas de festival, il nous écrit des lettres ; lorsque son bâton de mesure nous laisse en repos les oreilles, sa verve épistolaire nous sollicite. On connaît le document ; comme il a déjà paru dans une multitude de journaux, sur les instances de M. Berlioz ainsi que l’indiquait chaque feuille, nous nous dispenserons d’en donner une quinzième édition, trouvant que c’est bien assez d’y répondre. On se souviendra peut-être que dans notre dernière revue, en nous élevant contre ces airs de familiarité et de protectorat que le musicien fantastique prenait à l’égard des plus grands maîtres, nous avons imprudemment parlé d’ophicléides. Or, M. Berlioz, feignant de nous prendre au pied de la lettre, a prétendu qu’il n’y avait pas le moindre ophicléide dans ce morceau, et va depuis nous foudroyant de son argument sans réplique, comme s’il s’agissait en tout ceci d’un fait matériel. Nous avons parlé de profanation, et nous maintenons notre dire. M. Berlioz a-t-il, oui ou non, arraché un acte, une scène, un lambeau à la partition de Gluck, pour l’intercaler dans le sabbat ridicule qu’il organisait sous le nom de festival ? Là est toute la question. Il s’agit bien d’un ophicléide ou d’un trombone de plus ou de moins ! Sur un pareil sujet, on ne compte pas avec M. Berlioz, et nous n’avons nulle envie de le chicaner pour si peu de chose. L’auteur de la Symphonie fantastique le sait bien ; mais n’importe, il écrit toujours. Écrire ! c’est occuper le public de soi. Quand on ne peut donner ni festival ni concert, on rédige une lettre, on la colporte ; c’est encore du bruit, du bruit qui ne coûte rien. M. Berlioz frappe sur la publicité comme sur une grosse caisse, pour attirer les badauds ; il a raison, l’expédient lui réussit quelquefois ; cependant quelquefois aussi par malheur le contraire arrive. Ainsi, l’aventure de Vienne. À force d’entendre M. Berlioz se proclamer lui-même à toutes les heures du jour, à force de voir sur des affiches monstrueuses ce nom resplendir au milieu de son auréole de quatre cents musiciens, les Viennois avaient fini par prendre au sérieux cette renommée, et regardaient comme le pus grand maître qui eût existé ce lauréat singulier d’une boutade ironique de Paganini, tout cela sans avoir jamais rien entendu de sa musique, ou plutôt pour n’avoir jamais rien entendu ; tant est grande encore, quoiqu’en dise, la puissance du charlatanisme, tant il est vrai que les réputations se forgent à coups de marteau, et qu’un nom où la publicité frappe à tour de bras du matin au soir, peut un moment tenir lieu de toute espèce d’œuvre et de chef-d’œuvre.