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REVUE. — CHRONIQUE.

résultat ! C’est au point que, lorsqu’il arrive à la dernière scène, on est tenté de lui dire comme cet amphitryon à un poète qui venait de lui lire tout d’une haleine une tragédie en cinq actes : « Vous devez être bien fatigué. » Levasseur chante la partie du prieur de Saint-Jacques, une partie du troisième ordre, et n’a guère affaire que dans les ensembles et les finales. Lui, le Bertram de Meyerbeer, le Moïse de Rossini, le voilà donc déchu au rang d’un coryphée ! Dernier débris d’une grande époque, n’eût-il pas mieux valu pour Levasseur de se retirer à temps que de traîner ainsi dans l’abandon des maître et du public les restes d’un talent qui ne fut pas sans gloire aux beaux jours où le groupe célèbre qui devait immortaliser le trio de Robert-le-Diable se formait sous la généreuse influence de Meyerbeer ? Quant à Mme Stoltz, il est bien convenu que c’est la cantatrice par excellence ; il ne nous reste plus qu’à trouver qu’elle chante juste, et le public peut s’arranger pour l’applaudir comme une Malibran, et la redemander chaque soir ; car, sur une autre prima donna, il n’y faut point compter, pas plus que sur l’opéra nouveau de Meyerbeer. Mme Stoltz possède une voix de soprano d’une ample étende et d’un beau timbre, qui, si le travail en eût assoupli la rudesse naturelle, aurait pu aborder les grands rôles du répertoire, mais qui, dépourvue comme elle l’est de toute espèce de justesse et de flexibilité, doit s’en tenir aux emplois secondaires. Suivez Mme Stoltz dans le rôle qu’elle vient de créer, écoutez-la chanter cette cavatine de Leonor au troisième acte : quelles intonations, quel style ! Il semble qu’avec une aussi profonde inexpérience, ce qu’on aurait de mieux à faire serait de s’en tenir à la note, et de la chanter tant bien que mal : pas du tout, Mme Stoltz, comme une Sontag qu’elle est, se lance à tout moment à travers les vocalisations les plus ambitieuses ; aucun point d’orgue ne l’épouvante, aucune gamme chromatique ne l’effraie, c’est un aplomb à vous déconcerter. La pantomime de Mme Stoltz procède comme son chant, par bonds et soubresauts ; vous la voyez passer en un moment du délire de la bacchante à l’immobilité d’une statue de marbre. Jamais un regard, un geste, une intention qui dénotent chez elle l’intelligence ou du moins la préoccupation du caractère qu’elle représente. Du commencement à la fin, on dirait une gageure de tout risquer, vocalisation et pantomime : tel passage réussit, tel autre échoue, et la plaisanterie va son train. Vous figurez-vous Meyerbeer à la merci d’une pareille cantatrice. Voilà donc l’Opéra tel qu’on nous l’a fait, une entreprise sans but, sans unité, sans système, livrée à tous les hasards de la fortune, le Théâtre-Italien moins sa troupe, son répertoire, le Théâtre-Italien sans cantatrice, avec un baryton et un ténor pour toute richesse. Cependant nous nous souvenons d’un temps où l’Opéra avait à lui un genre dont il se faisait gloire, un genre à la fois dramatique et musical importé par Gluck, continué par Spontini, un genre auquel le plus grand maître de cette époque, Rossini lui-même, voulut se conformer dans Guillaume Tell, et que depuis Meyerbeer restaura à la sueur de son front. De tant de travaux et de nobles tentatives, que reste-t-il aujourd’hui ? Que sont devenus les chefs-d’œuvre des maîtres, que sont devenus ces chanteurs dont l’individualité dis-