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Ibrahim, de son côté, va rentrer en Égypte battu, vaincu, plus abaissé encore, plus amoindri que son père. Est-ce là le chemin du trône ? le moyen de succéder à Méhémet-Ali ?

Est-ce dans l’intérêt de la Porte qu’il faut se féliciter de la soumission du pacha ? La Porte ressemble à un impotent qui se réjouit de voir briser une de ses béquilles par des voisins officieux qui, sous prétexte de le mieux soutenir, lui mettent chacun une main sous les aisselles, et l’autre dans les poches. La Porte, ainsi qu’on l’a vu en Grèce, pouvait au besoin compter sur l’armée égyptienne, elle est dissipée ; sur deux flottes, nous verrons ce qu’elles deviendront. En détruisant le pacha d’Égypte, le sultan se fait lui-même pacha, pacha de l’Angleterre et de la Russie ; jamais la Porte n’a été plus bas placée, plus à la merci d’autrui. Ses destinées s’accomplissent.

Le cabinet anglais se félicite sans doute de ses exploits en Syrie et de la soumission du pacha. Est-il moins vrai que ces évènemens ont en réalité rapproché le jour de la grande lutte en Orient, le jour où l’Angleterre et la Russie ne signeront pas des traités, mais des manifestes l’une contre l’autre ?

Les Russes se résigneront-ils long-temps au rôle tout-à-fait subalterne, presque ridicule que les antipathies toutes personnelles de Nicolas à l’égard de la France ont fait jouer à la Russie dans cette occurrence ? L’alliance anglo-française, on peut la tenir pour dissoute, c’est là un bénéfice réalisé pour la Russie ; il faudrait bien du temps et beaucoup plus de sagesse et de modération qu’on ne peut en espérer de notre juste susceptibilité nationale et de la morgue britannique pour que l’alliance anglo-française pût être renouée sincèrement et de manière à garantir la paix du monde. Maintenant le cabinet russe voudra-t-il avoir mis un si grand prix à la rupture de cette alliance, uniquement pour le plaisir de la rompre ? Renoncera-t-il au protectorat de Constantinople, à ses anciens projets sur l’Orient, à sa tendance constante vers le sud, uniquement parce que cela fait de la peine à l’Angleterre, et que l’Angleterre a bien voulu prouver à la France le peu de cas qu’elle faisait de son alliance ? Lui cédera-t-elle comme récompense de cette rupture la haute main dans les affaires de l’Orient, le protectorat de la Syrie et de l’Égypte, la domination des rives de l’Euphrate et de l’isthme de Suez, car c’est là le fond de la question, et l’Angleterre ne sera jamais l’amie de quiconque aura la pensée de lui enlever une partie de sa puissance, de son influence, de ses espérances en Orient. Que cette pensée soit russe ou française, qu’importe ? L’Angleterre, par sa situation économique et commerciale, est entrée dans une carrière où il est impossible de s’arrêter sans se perdre.

Bon gré mal gré, il lui faut s’étendre, s’ouvrir de nouveaux marchés, s’en assurer le monopole, conquérir, subjuguer : l’Inde, l’Australasie, la Chine, la Turquie, l’Égypte, directement ou indirectement, l’Angleterre a besoin d’être la maîtresse partout, d’en faire partout à sa fantaisie, d’établir partout son commerce, son industrie, sa prépondérance. Qu’on ne dise pas que nous exagérons. On aurait sans doute fait le même reproche à l’homme prévoyant qui aurait dit, il n’y a pas bien long-temps : « L’Angleterre sous peu possédera