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REVUE. — CHRONIQUE.

fond, en réalité, n’est bon pour personne. Il faut cependant en excepter ceux qui, à l’endroit de l’Orient, ont besoin de pêcher en eau trouble.

Méhémet-Ali en reste meurtri, mutilé, et cela dans ses vieux jours, lorsque rien ne peut le relever aux yeux des populations qu’il est obligé de rudoyer pour les plier à son régime, à son administration. On vient de briser en ses mains le ressort principal de sa puissance ; l’habileté, le succès, lui ont manqué. Dieu n’est pas pour lui. Ce n’est pas Ibrahim, nous sommes loin de l’en soupçonner, qui peut un jour ensanglanter les rues du Caire et y commettre un grand crime. Mais ce qu’Ibrahim est loin de penser, d’autres le peuvent faire. Méhémet est au bord d’un abîme.

Il faut bien le dire ; quelque utile, quelque commode que cela soit d’ailleurs pour l’Europe, la politique du pacha a été subalterne et timide. Il a prêté l’oreille à nos conseils de modération et de sagesse. Il lui en coûte tout ce qu’il possédait, hors l’Égypte ; il lui en coûtera peut-être un de ces jours l’Égypte et la vie. Un homme nouveau, un conquérant qui recule, qui n’est pas prêt tous les jours à jouer le tout pour le tout, ne fait plus son métier. Réussir ou tomber avec éclat, il n’y a pas d’autre issue honorable pour lui. Il n’y a pour lui de chances de salut que dans l’audace. Louis XIV pouvait négocier à Utrecht ; Napoléon ne le pouvait pas à Châtillon. Il devait vaincre ou tomber, ayant l’Europe entière sur les bras. Il le savait, il ne se trompait point ; il ne pouvait pas lui, Napoléon, rentrer paisiblement aux Tuileries avec une France mutilée, une couronne dépenaillée, des blessures à soigner, des dettes à payer ; il n’y a pas d’homme nouveau, de conquérant malheureux, qui puisse braver à la fois les imprécations de son pays et les sarcasmes de l’étranger. Les rois qu’a faits la gloire militaire ne peuvent vivre que par elle : elle ne leur permet pas d’accepter l’abaissement ; elle ne leur permet que de tomber avec éclat, sous un effort gigantesque. Ils vivent alors dans la mémoire des peuples, des peuples qui, dans les élans de leur admiration, oubliant les pertes qu’ils ont faites, les maux qu’ils ont soufferts, se rappellent seulement les joies du triomphe, les émotions de la gloire, la grandeur de la patrie.

Méhémet-Ali n’avait que deux grandes choses à faire : franchir le Taurus, pour chercher une chance de salut dans un bouleversement général qui lui aurait permis peut-être de vendre chèrement ses services à ceux-là même qui aujourd’hui l’ont attaqué ou abandonné ; s’il n’osait pas marcher sur Constantinople, il devait du moins, après avoir perdu la Syrie, se défendre à outrance en Égypte, et contraindre ainsi notre gouvernement à dire nettement à l’Europe ce qu’il entendait faire de la note du 8 octobre. Encore une fois, l’Europe doit savoir gré au pacha d’avoir préféré la petite politique à la grande : il nous a épargné à tous de cruels embarras. Mais a-t-il pris pour lui-même le parti le plus raisonnable ? S’il voulait se courber sous le traité du 15 juillet, mieux valait le faire tout de suite qu’attendre des revers trop probables, presque certains pour lui qui connaissait le fond des choses en Syrie. On dirait qu’en voulant nous cacher la vérité, il se l’est cachée à lui-même, et s’est laissé acculer au plus mauvais de tous les partis pour lui.