Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/870

Cette page a été validée par deux contributeurs.
866
REVUE DES DEUX MONDES.

de bon œil la tendresse du vieillard pour les enfans qu’il a eus d’autres femmes que la mère d’Ibrahim. Il y a du vrai et quelque exagération aussi dans ces renseignemens. On sait depuis long-temps qu’Ibrahim ne croyait pas pouvoir tenir tête en Syrie à une coalition qui mettrait au service de la Porte de grandes forces européennes et appellerait en même temps à la révolte les populations aguerries, turbulentes, toujours prêtes au combat, de la chaîne du Liban et des districts qui l’avoisinent. Il est également vrai que le vaillant et habile Ibrahim s’est livré, trop peut-être, aux idées, aux goûts, aux habitudes de l’Europe. Il aime nos usages, nos repas, la vie sédentaire, par-dessus tout l’agriculture. On dirait un de ces vieux généraux qui sous le poids des années n’aiment plus que les batailles qu’on raconte au coin du feu. Ibrahim cependant n’est pas dans l’âge de l’impuissance ; mais son contact avec l’Europe l’a transformé, trop transformé peut-être. Nous craignons pour lui qu’il n’ait perdu de sa puissance orientale plus qu’il n’a acquis de force européenne. Un chef d’armée, à plus forte raison l’homme chargé du gouvernement d’un pays, ne peut sans s’affaiblir se mettre trop en dehors, par ses habitudes, par ses idées et ses désirs, de l’armée qu’il doit conduire, du pays qu’il doit gouverner. Ibrahim n’est plus le même homme que nous avons connu en Morée ; cela est vrai. Les autres conjectures qu’on a faites sur son compte sont hasardées ; nous les croyons dépourvues de tout fondement. Rien n’autorise à douter de la fidélité, du dévouement d’Ibrahim pour son vieux père, ni de l’attachement, de la tendresse de Méhémet pour ce fils qui a été son bras droit, l’instrument principal de ses plus belles entreprises. Ils ont pu ne pas envisager du même point de vue la situation dernière de leurs affaires ; mais de là à la trahison, à la révolte du fils contre le père, il y a loin.

Quoi qu’il en soit, la soumission de Méhémet-Ali suspend, pour le moment, le cours naturel, les développemens inévitables de la question orientale. Si les vainqueurs ne cherchent pas de vains prétextes pour abuser de la victoire, si la Syrie est remise à la Porte et occupée exclusivement par ses forces, si l’Égypte est effectivement laissée à Méhémet-Ali à titre héréditaire, et avec les pouvoirs qu’il y exerce aujourd’hui, si les signataires du traité du 15 juillet, les champions de la Porte, ne songent pas à imposer soit au suzerain, soit au vassal, des conditions, des stipulations onéreuses ou blessantes pour les puissances qui sont restées étrangères au traité, la paix peut reparaître en Orient et s’y maintenir peut-être jusqu’à la mort du pacha. C’est là tout ce que peuvent espérer de mieux les amis de la paix.

Cette espérance elle-même, quelque modeste qu’elle soit, peut être facilement trompée. Les évènemens qui viennent de s’accomplir ont en réalité ébranlé toutes choses plus que les amis ardens du repos et de l’inaction ne l’imaginent. Qu’on ne s’y trompe pas, nous aimons la paix autant que personne, la paix honorable s’entend, la paix d’une grande nation, la paix digne et fière ; mais encore faut-il voir les choses de ce monde telles qu’elles sont : changeraient-elles parce qu’on se dispenserait de les regarder ?

La soumission, disons le mot, l’abaissement du pacha, est un fait qui au