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qu’il avait fuie avec angoisse, de retrouver, après dix ans d’absence, sa pauvre mère qui pleurait tant à son départ, son père qui se plaignait de sa désertion et qui le revoyait entouré d’une auréole de gloire, sa jeune sœur qui récitait avec enthousiasme ses vers, et tous ses compagnons d’étude, ses amis, qui se pressaient joyeux autour de lui et parlaient en riant des anciennes chaînes de l’école ! Il visita successivement les lieux où il avait vécu, et chaque site, chaque sentier connu, chaque pas qu’il faisait sur ce sol consacré par les souvenirs de son enfance, éveillaient dans son ame de tendres émotions. Il alla voir aussi ceux de ses anciens professeurs qui vivaient encore, et même le vieux Jahn, qui était bien fier alors de lui avoir donné des leçons. Une partie de son temps se passait ainsi en entretiens affectueux, en bons souvenirs ; il employait l’autre à lire, à étudier, à écrire son Wallenstein. Pendant qu’il était à Stuttgardt, il éprouva encore un autre bonheur : il devint père pour la première fois. On eût dit qu’après tant de jours de lutte et de souffrance, une divinité bienfaisante l’avait ramené dans sa patrie pour lui faire savourer en même temps les plus douces joies de la vie humaine, les souvenirs du passé et les espérances de l’avenir. Mais ces joies de l’ame ne devaient plus se renouveler ; il ne devait plus revoir une autre fois ni son pays natal, ni sa famille bien-aimée[1].

Ce voyage fut du reste fort utile à ses intérêts. Pendant son séjour à Stuttgardt, Schiller entra en relations avec Cotta, qui devint plus tard son unique éditeur et qui lui proposa la rédaction d’un recueil littéraire mensuel. À son retour à Iéna, il publia le prospectus de ce recueil intitulé les Heures (Die Uhren), et appela tous les hommes distingués de l’Allemagne à y concourir. Peu de temps après, le premier numéro parut ; mais, malgré les efforts de l’éditeur, les articles favorables de la Gazette littéraire, et les noms illustres qui le recommandaient au public, ce journal produisit peu d’effet et n’eut qu’une courte durée.

De cette époque datent ses relations plus intimes avec Goethe. Les deux poètes avaient compris que, par la différence même de leur nature et de leur manière de vivre, ils pouvaient se rendre utiles l’un à l’autre. Ils marchaient parallèlement sur deux lignes séparées ; mais ils se rejoignaient à la sommité de l’art. Il s’établit entre eux une correspondance suivie, sérieuse, savante, et qui de jour en jour prit un caractère plus amical. Schiller en avait en même temps

  1. Son père et sa jeune sœur moururent en 1796, sa mère en 1802.