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Ainsi naguère encore, en Orient, et tout autour de la Méditerranée, la France occupait une situation imposante, et jouissait d’une influence que l’avenir pouvait développer non-seulement à son profit, mais surtout au profit de l’indépendance commune et du progrès général. La France, sans aucune vue de conquêtes, sans aucun projet d’extension, n’avait pas un intérêt qui ne fût celui des puissances même qui reconnaissaient son patronage, des peuples même que protégeait sa sympathie. Le maintien régulier et paisible de cet état de choses devait évidemment rester le but de sa généreuse ambition. Le repos de l’Orient, si important pour le repos du monde, était ainsi bien sincèrement, bien ouvertement, ce qu’elle voulait et ce qu’elle devait vouloir. La paix de l’Orient favorisait la grandeur de la France.

Il me semble que cette esquisse rapide de la situation de la France, comparée à celle des autres puissances, annonce d’avance la conduite que notre pays devait tenir, et suffit pour expliquer tout ce qui s’est passé depuis la bataille de Nezib. Chaque gouvernement a suivi la pente de ses intérêts. Rien n’a été moins libre, moins arbitraire que le choix des systèmes et des moyens. L’un défendait son influence acquise en tenant inflexiblement à la paix ; d’autres cherchaient un accroissement d’influence et assuraient l’avenir de leurs desseins en préférant les moyens cœrcitifs, c’est-à-dire la guerre. Il n’est pas vrai qu’un engouement de mode pour le pacha, que le caprice d’une presse fertile en promesses comme en exigences dangereuses, que le besoin imprudent d’un succès de tribune ou d’une popularité vaine ait lancé la France dans la voie où, du 12 mai 1839 au 29 octobre 1840, elle a marché, son gouvernement en tête. Elle n’a cédé qu’au sentiment plus ou moins raisonné, mais juste, de ses devoirs, non-seulement envers la paix du monde et la civilisation générale, mais envers elle-même. Sa politique a été, comme le disait si bien M. Jouffroy, dictée par l’instinct d’un grand pays réfléchi dans l’intelligence d’une grande assemblée. Lorsqu’une fois une politique ainsi inspirée, ainsi motivée, a prévalu, un grand pays doit se rappeler ces sages paroles de M. Guizot : Le mérite des gouvernemens absolus, c’est la prévoyance et la persévérance. Montrons au monde que les gouvernemens libres savent aussi être prévoyans et persévérans[1].

La prévoyance consistait à savoir qu’une politique aussi spéciale que celle de la France pouvait, si elle était contrariée, rencontrer

  1. Discussion de juillet 1839. — Rapport de M. Jouffroy. — Discours de M. Guizot.