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Cependant, quand c’est la Russie qui la répète, cette parole a un sens que tout le monde connaît. Elle veut dire que la Russie, véhémentement soupçonnée depuis long-temps de convoiter la Turquie, s’est mise à la protéger pour commencer à la conquérir. Tous les périls de la Porte ottomane, qu’ils lui viennent de Thessalie ou d’Égypte, des Albanais ou des Arabes, peuvent désormais amener les flottes des maîtres de la mer Noire sous les murs de Constantinople. C’est le sens du système conservateur qui a servi de règle à la politique de l’empereur en 1833, comme l’écrivait son ministre[1], et qui a fait la base des engagemens réciproques qui unissent la Porte à la Russie. L’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman, dans la bouche de la Russie, c’est donc le protectorat russe. Personne n’est dupe de ces mots-là.

Mais quand une autre puissance, quand l’Angleterre, par exemple, les prononce, elle leur attribue une tout autre valeur. Elle entend alors que l’empire turc doit être soustrait à la protection suspecte de la Russie, à cette protection qui en menacerait dès aujourd’hui l’indépendance et plus tard l’intégrité. Ce n’est pas tout, la pensée de l’Angleterre va plus loin. La Russie, se dit-elle, ne doit s’agrandir ni par conquête ni par influence ; mais si elle le fait, et dans la prévision qu’elle pourra le faire un jour, l’Angleterre doit se préparer des chances d’agrandissemens équivalens : elle doit faire sentir à Constantinople ce que vaut sa protection, en concurrence avec celle de la Russie ; au midi de l’empire, ce que peut faire son influence, en concurrence avec celle de la France. Tout le monde sait en effet ce que l’Angleterre est en Asie, ce qu’elle veut être dans la Méditerranée. De là ses vues présentes et ses vues à venir en Orient. Tant que l’empire ottoman subsiste, elle peut se contenter d’y faire connaître et respecter son ascendant, d’y acquérir des clientelles, des marchés, des communications ; le jour où il succombera, elle entend qu’il ne périsse au profit de personne autant qu’au sien, et se réserve sa part, si elle ne peut empêcher la Russie de s’en faire une : voilà son intégrité et son indépendance de l’empire ottoman.

Il y a peu à s’occuper de l’Autriche et de la Prusse. Cependant pour l’une, la formule fameuse signifie la tranquillité de l’Orient avec un peu plus de penchant dans cette question vers l’Angleterre que vers la Russie ; pour l’autre, un arrangement tel que le cabinet de Berlin ne soit pas obligé de choisir entre la Russie et l’Angleterre.

  1. Dépêche de M. de Nesselrode à M. de Medem, du 29 juillet 1839.