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REVUE DES DEUX MONDES.

On conçoit, d’ailleurs, à merveille, qu’une compagnie telle que l’Académie française, chargée de deux missions si graves et si diverses, à savoir de réunir ce qu’il y a au monde de plus difficilement appréciable, l’élite des hommes d’imagination, et, en même temps, de conserver l’intégrité des traditions littéraires ; on comprend, dis-je, qu’un tel corps, pour s’acquitter de sa double tâche, éprouve un extrême embarras et une longue hésitation, chaque fois que les révolutions qui, tous les quarts de siècle, modifient le goût poétique, le forcent, pour ne pas manquer au premier de ses devoirs, de se relâcher un peu de la sévérité du second. Les personnes qui suivent avec attention l’histoire de nos diverses écoles poétiques, n’ont pas oublié, sans doute, quels obstacles l’auteur romantique d’Atala et de René éprouva pour se faire ouvrir les portes du sanctuaire, quelque soutenu qu’il fût par la puissante et classique amitié de M. de Fontanes. Enfin, il y pénétra, non sans peine, ainsi que plus tard M. de Lamartine, et tous les deux sont aujourd’hui la gloire du corps qui les redoutait. Il est vrai que l’un et l’autre n’avaient pour les compromettre que la grandeur et la nouveauté de leur talent ; ils n’avaient pas pour avant-garde ces admirateurs fanatiques qui donnent à une candidature presque l’air d’une invasion. On était alors en 1811, et si la France ne jouissait pas de la liberté de discussion, ce qui était un grand mal, la littérature, en revanche, n’était pas exposée aux fusillades de ces tirailleurs sans discipline qui font feu étourdiment contre tout ce qui remue sur les hauteurs. Mais, quelque fâcheux que soient de pareils auxiliaires, est-il juste d’imputer à la volonté du chef les torts commis par sa troupe ? Est-il équitable de rendre un grand poète responsable du bruit qui se fait autour de son nom ?

En résumé, nous avons bon espoir dans les choix que prépare l’Académie française. Elle est arrivée à un moment décisif et solennel ; la solution de la crise n’admet plus d’ajournement. Pour quiconque connaît bien l’histoire de cette compagnie et la manière circonspecte et lente, mais intelligente et sympathique, dont elle a su, depuis sa naissance, associer à sa destinée presque toutes les illustrations de la France, il est permis de croire que, suivant l’heureuse expression de M. Mignet, elle n’a fait qu’ajourner les lettres, et que, par plusieurs choix tous littéraires et sagement balancés, elle s’apprête à satisfaire l’opinion publique et à remplir son double mandat, c’est-à-dire, à ne laisser aucune gloire en dehors d’elle, et à ne sacrifier aucun des grands principes de la raison et du goût dont elle est la gardienne vigilante et légitime.


Charles Magnin.