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choisira pas sur la Méditerranée un point plus voisin pour y placer la ville destinée à servir d’entrepôt ? De Suez à la Méditerranée, la ligne la plus courte passe par Peluse, et il est possible qu’un jour la vapeur, détruisant l’œuvre du génie d’Alexandre, transporte la fortune de l’Égypte d’Alexandrie dans les murs de la vieille Peluse. Constantinople seule semble à l’abri de toutes les chances. Elle peut plus ou moins fleurir, selon le génie du peuple qui la possède, selon le degré de civilisation des pays qu’unit son détroit ; mais elle ne peut pas cesser d’être un grand entrepôt de commerce, car le Bosphore est un lieu unique en Europe, et Constantinople à son tour est un lieu unique sur le Bosphore.

Le Bosphore, en effet, est la route nécessaire et inévitable du commerce entre la mer Noire et la Méditerranée ; il n’y a pas moyen, même en prenant le plus long, d’éviter le Bosphore. Le commerce, en doublant la Morée, a pu éviter de traverser l’isthme de Corinthe, et en doublant l’Afrique, de traverser l’isthme de Suez. Pour entrer dans la mer Noire, il faut traverser le Bosphore ; c’est le seul et unique chemin.

Constantinople, en même temps, est un lieu unique sur le Bosphore. En effet, déplacez Constantinople, mettez-la un peu plus haut ou un peu plus bas, elle perd aussitôt quelques-uns de ses avantages. Constantinople, bâtie sur le Bosphore, entre les deux châteaux d’Europe et d’Asie, ou sur l’Hellespont aux Dardanelles, est encore, il est vrai, maîtresse du passage qui conduit à la mer Noire, mais elle n’a plus ce port commode et vaste que lui fait le golfe de la Corne d’Or, ce port que la mer a soin de laver chaque jour par ses courans. Mettez au contraire Constantinople sur la mer de Marmara, elle ne tient plus les clés du Bosphore, elle n’est plus la porte des deux mers :

Hic locus est gemini janua vasta maris.
Ovide.

C’est ainsi que, grâce à la faveur merveilleuse des lieux, Constantinople ne peut ni devenir inutile comme Corinthe, ni être suppléée comme Venise ou Alexandrie. Sa position ne peut être ni remplacée ni détruite, et c’est de toutes les villes celle qui donne l’idée la plus accomplie de ce que j’appelle les villes nécessaires et naturelles.


Saint-Marc Girardin.