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DE LA DESTINÉE DES VILLES.

mondes différens. Le commerce des Indes doit nécessairement passer par l’isthme de Suez, à moins qu’il ne veuille faire le tour de l’Afrique ; et notez que, depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance, le commerce fait ce tour, sans se soucier de la distance. Il se soucie donc encore bien moins de faire le tour de la Morée. La traversée de l’isthme de Corinthe, soit par la voie de terre, soit même par un canal, si on en creusait un, abrégerait tout au plus le transit de cinq ou six jours. La traversée de l’isthme de Suez abrége de plusieurs mois le voyage des Indes.

Autrefois cependant Corinthe était riche et puissante, et les poètes ont chanté la splendeur de cette ville assise sur deux mers : Bimarisve Corinthi mœnia. La richesse de Corinthe tenait à l’imperfection de la marine chez les anciens. C’était une affaire pour leurs vaisseaux, qui suivaient ordinairement les côtes et craignaient la haute mer, de doubler le Péloponèse, et l’on sait la fatale renommée des promontoires de Ténare et de Molée. Le commerce, autrefois, en traversant l’isthme de Corinthe, s’épargnait des pertes et des difficultés. D’ailleurs, et ce fut là dans les temps anciens la principale cause de la puissance de Corinthe, Corinthe était la porte du Péloponèse ; ce privilége est le seul que Corinthe puisse encore garder de nos jours.

La richesse des villes qui paraissent le mieux situées, dépend donc souvent de la hardiesse ou de la timidité du commerce et de la navigation. Quand le commerce se faisait à petites distances, l’isthme de Corinthe avait l’importance de l’isthme de Suez et de l’isthme de Panama. Aujourd’hui que le commerce se fait à longues distances et d’un pôle à l’autre, qu’est-ce pour lui que le tour de la Morée de plus ou de moins ?

L’étude de la destinée des quatre villes que j’ai choisies montre ce que la nature donne aux villes les plus favorisées et ce que l’homme y ajoute. Corinthe, pendant long-temps, semble une de ces villes prédestinées, à qui sa position entre deux mers fait une fortune que l’on ne peut lui ôter. Le commerce et la marine font un pas, et Corinthe perd sa fortune. Venise régnait sur l’Adriatique, mais sa force tenait à l’état de l’Europe au moyen-âge. Cet état change : Venise perd sa puissance. Alexandrie enfin, qui représente l’Égypte, peut aussi se voir enlever la destinée qu’elle tient de son fondateur. Alexandrie n’est pas sur la Méditerranée le point le plus rapproché de Suez sur la mer Rouge ; et si un chemin de fer doit un jour traverser l’isthme, qui sait si l’homme ne