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DE LA DESTINÉE DES VILLES.

communiquer avec le fleuve à l’aide d’un canal qui ne s’ensablerait pas. Un songe merveilleux, plein d’Homère et des souvenirs de ce père de la poésie grecque, consacra, selon Plutarque[1], la fondation de cette nouvelle métropole du génie grec. Mais ce qui a fait durer la fortune d’Alexandrie, et ce qui témoigne de l’admirable sagacité de son fondateur, c’est que cette ville représente et résume pour ainsi dire la position géographique de l’Égypte. L’Égypte, placée entre la Méditerranée et la mer Rouge, est destinée à servir de lien au commerce de l’Orient et de l’Occident, et Alexandrie en est l’entrepôt nécessaire Quand, de plus, on songe que ce fut pendant les intervalles du siége de Tyr qu’Alexandre fonda Alexandrie, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il voulait, par la fondation de cette nouvelle ville, achever la destruction de l’ancienne Tyr. Son génie d’homme de guerre ne l’a pas plus trompé que son génie d’homme d’état ; Alexandrie détruisit Tyr en la remplaçant.

La fortune de Constantinople s’est faite peu à peu et avec le temps ; celle d’Alexandrie avait été créée tout d’un coup par le génie d’Alexandre : c’est le hasard qui a fait Venise. Au temps des invasions d’Attila, quelques habitans du Frioul vinrent se réfugier sur les bancs de sable qui sont à l’embouchure de l’Adige et des autres fleuves qui se rendent à la mer (la Brenta, la Piave, le Tagliamento). Bientôt une ville se bâtit sur ces îles à fleur d’eau. Sa sûreté fit sa fortune dans un temps où le monde était livré aux ravages de la guerre. Le moyen-âge est l’époque des châteaux-forts, et c’est un

  1. Plutarque raconte qu’Alexandre cherchait aux embouchures du Nil le lieu le plus convenable à la ville qu’il voulait fonder, et que déjà ses ingénieurs lui en avaient indiqué un, quand la nuit « il eut une vision merveilleuse : c’était un personnage ayant les cheveux tout blancs de vieillesse, avec une face et une contenance vénérables, qui, s’approchant de lui, prononça ces vers de l’Odyssée :

    Une île il y a dedans la mer profonde,
    Tout vis-à-vis de l’Égypte féconde,
    Qui par son nom Pharos est appelée.

    Alexandre ne fut pas plus tôt levé le matin, qu’il s’en alla voir cette île de Pharos, laquelle était pour lors un peu au-dessus de la bouche du Nil qu’on appelle canopique, et il lui sembla que c’était l’assiette du monde la plus propre pour ce qu’il avait eu pensée de faire ; car c’est comme une langue de terre assez raisonnablement large qui sépare un grand lac d’un côté et la mer de l’autre, laquelle se va là aboutissant à un grand port ; et dit alors qu’Homère était admirable en toutes choses, mais qu’entre autres était très savant ingénieur, et commanda qu’on lui désignât la forme de la ville, selon l’assiette du lieu. » (Vie d’Alexandre, traduct. d’Amyot.)