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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

ces sentiers difficiles, au bruit des torrens et des avalanches. — Rude journée, cette journée consacrée à franchir la montagne ; mais prenez patience, demain, pas plus tard, je vous conduis dans un beau petit endroit où le soleil est chaud, où l’air est tiède comme l’eau, où de vieux arbres se balancent doucement sur la mousse épaisse. Nous sommes à Aix en Savoie, en effet ; le charmant village est encore tout habité par les baigneurs, la cavalcade matinale est partie, chaque sentier est rempli de cris de joie, le lac transparent est chargé de ses légères barques. Au sommet de la montagne, les anciens maîtres de la Savoie ont choisi leur sépulture. Ce lac du Bourget est une œuvre inspiratrice. Il reflète de la façon la plus calme toute cette belle nature ; assis sur ses bords, je résumais de mon mieux tout ce voyage, et je me disais, au souvenir de ces honnêtes enchantemens. — Est-ce bien possible, ô mon Dieu, que je sois si heureux ? Est-ce bien moi qui me trouve encore tant de bonnes passions dans le cœur, moi qui viens de voir tant de chefs-d’œuvre, qui ai traversé tant d’avenues et de paysages, moi qui ai foulé tant de nobles ruines ? Le moi d’hier dans les neiges, est-ce donc le moi d’aujourd’hui sur ce beau lac ?

Que vous dirai-je ? Voici Genève et son lac, et ses montagnes ; nous saluons le Jean-Jacques Rousseau de Pradier, dans son île de verdure. La statue est belle et grande, elle est admirablement placée ; elle a donné une grande popularité à l’artiste des mains duquel elle est sortie. De Jean-Jacques Rousseau, nous allons à Voltaire ; mais Voltaire n’a pas de statue à Ferney, la statue de Voltaire est placée sous le vestibule du Théâtre-Français, où elle manque d’air. Ferney ! quelle ruine sans grandeur, sans majesté ! quelle misère ! Dans ce dernier séjour du plus grand esprit qui ait agité et réveillé le monde, il n’y a rien qui parle ni à l’ame ni aux regards ; figurez-vous une ferme mal tenue, la maison est de la plus chétive apparence. La fameuse chapelle élevée à Dieu par Voltaire : Deo erexit Voltarius, est une grange, ou, pour dire plus vrai, un chenil. Vous pénétrez dans un rez-de-chaussée humide et sale ; une servante assez éveillée pour l’endroit vous montre, en se moquant de vous, un mauvais tableau représentant l’Apothéose de Voltaire. Ce tableau avait été commandé par Voltaire lui-même à quelque barbouilleur du hasard ; mais si l’exécution est exécrable, la pensée n’est pas modeste : Voltaire est conduit au temple de l’immortalité par Zaïre, Alzire, Mahomet, Mérope, la Henriade, par la Pucelle d’Orléans elle-même, qui certes y met de la complaisance ; chemin faisant, le héros foule ses ennemis sous ses pieds, Fréron, Nonotte, Patouillet. — La chambre à cou-