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de regret en vous rappelant les arts, la poésie, la beauté, l’amour, les palais, les chansons et le soleil de là-bas. — Quoi donc ! moi qui reviens de Nice et de Gênes, de Lucques et de Florence, moi qui étais naguère Toscan et Lombard, il faut que je gravisse ces rudes sommets ! Voilà donc là-haut les neiges et la froidure qui m’attendent ! — Cependant on prend son manteau, et l’on se met péniblement à gravir ces roches pénibles. Quels rochers ! Certes, ceux-là ne vont point s’aplanissant sous vos pas comme la rivière d’Orient ou de Gênes ; mais plus vous marchez, et plus ils se dressent devant vous, mystérieux, sombres, silencieux. Nous étions encore loin de l’hiver, il est vrai, mais nous parcourions les domaines de l’hiver. Dans ces montagnes, tout appartient à l’hiver, même la fleur dans l’herbe, même le fruit sur l’arbre, même le flot dans le lac. La fleur est pâle et mourante, le fruit est vert, l’eau du lac est glacée. La glace est si près de nous, la neige est si proche ! La glace et la neige se sont éloignées de quelques pas à peine, et au premier signal de leur maître et seigneur, l’hiver, elles vont recouvrir toutes choses, maisons, vergers, fondrières ; la vie s’arrêtera tout d’un coup, tout d’un coup la vallée sera comblée, et vous n’aurez plus qu’une masse de glace sans mouvement, sans bruit, sans couleur. Ô l’Italie ! ô le soleil ! ô la couleur ! ô l’Arioste ! ô Raphaël ! ô la Fornarina divine ! Ainsi, vous marchez tout le jour comme marchent les ombres dans Virgile. Le cheval ne hennit plus, le chien n’aboie plus, l’homme ne pense plus, on marche et voilà tout. Seulement, car le bon Dieu est si bon, de temps à autre, à l’abri de la montagne, dans le coin le plus calin du côteau, vous rencontrez encore un petit jardin presque verdoyant, un buisson chargé de ses baies éclatantes, une poule qui se chauffe au soleil, et sur le toit de la chaumière, à côté de la transparente fumée, un coq qui chante ses triomphes, dont il est étonné lui-même. En même temps, du haut de la montagne, descendent à pas lents d’immenses troupeaux de bœufs, des moutons bêlans, des chèvres capricieuses, des bergers joufflus ; les uns et les autres, ils ont vécu pendant six mois là-haut, tout là-haut, au-dessus des glaces et des neiges, dans une herbe épaisse, dans une rosée bienfaisante, sur les bords d’un lac nourricier, heureux, libres et riches comme on ne l’est pas. Mais en même temps que l’hiver descendait ici, l’hiver remontait là-haut ; l’hiver a chassé de leurs pâturages et de leur toit de chaume ces troupeaux et ces bergers ; aussi faut-il voir l’étonnement et la terreur des jeunes taureaux, et des génisses nés près du soleil, sous les doux abris du printemps, et tout d’un coup se trouvant transportés dans