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avoir devant moi l’aspect d’un cimetière. J’aime les hommes et le mouvement de la foule. »

En partant pour Leipsig, Schiller avait sérieusement l’intention de se créer une existence en dehors de la vie littéraire. Il voulait étudier le droit à l’université de cette ville, et ce projet faisait déjà naître en lui de nouvelles idées d’ambition. Quand Streicher et lui se quittèrent, les deux amis convinrent de ne s’écrire que quand l’un d’eux serait devenu ministre et l’autre maître de chapelle.

Ce qui contribuait sans doute alors à ramener ses idées du côté de la vie positive, c’était le sentiment d’amour qu’il éprouvait pour la fille du libraire Schwann, sentiment secret, timide, mais noble et sérieux, auquel il désirait pouvoir donner un jour la sanction du mariage. Quelque temps après avoir quitté Mannheim, il écrivit à Schwann pour lui exprimer ses vœux et lui demander la main de sa fille. Schwann lui fit un refus tendre et amical, mais c’était un refus ; et, dans le premier mouvement de surprise douloureuse que lui causa cette réponse, le poète écrivit l’une de ses plus touchantes et solennelles élégies, celle qui a pour titre : Résignation. Du reste, il ne cessa pas d’être en relation avec Schwann et ne lui retira pas son amitié.

À son arrivée à Leipsig, Schiller demeura, comme il l’avait désiré, avec Huber, puis le quitta on ne sait pourquoi, et se retira dans une pauvre chambre d’étudiant. Il était alors dans un état de gêne presque constante, n’ayant pour toute ressource que le produit incertain de son journal dramatique et de son Don Carlos, dont il publia d’abord les trois premiers actes. Son nom faisait pourtant grand bruit de tous côtés, et la moindre composition qui lui échappait était reproduite à l’instant par des milliers de plumes et connue du public long-temps avant d’être imprimée. Beaucoup de familles riches et considérées enviaient le bonheur de le voir et eussent été fières de l’attirer dans leur intérieur et de le produire dans leur cercle ; mais il préférait à toutes ces grandes réunions, où il n’eût reçu que de vains hommages, les causeries intimes de l’amitié, les rêves de la solitude.

À une demi-lieue de Leipzig, dans cette grande plaine arrosée par tant de sang, et consacrée par tant de funérailles, on aperçoit un frais et riant village, parsemé d’arbres, de vergers, où nos soldats, cernés de toutes parts, soutinrent en 1813 une lutte acharnée. C’est Gohlis. On y arrive par un vert sentier qui serpente au bord de la rivière, par une des avenues imposantes du Rosenthal, cette belle et grande