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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

avons déjà perdu à des ventes célèbres, l’André del Sarto à M. Laffitte, le Congrès de Munster au duc de Berry, l’Amiral Trump de Rembrandt, et surtout l’admirable Claude Lorrain qui appartenait à M. Erard ; à cette heure, le musée du Louvre ne possède pas un seul Raphaël digne d’être comparé à la Vierge aux candélabres. Songez aussi que c’est là désormais la seule manière dont nous puissions nous procurer ces merveilles. La victoire ne donne pas, elle vous prête pour vous reprendre à l’instant même ce qu’elle vous a prêté, et alors que de regrets, que de douleurs, que de places vides dans les musées du conquérant !

M. Thiers, qui est bien, quand il s’y met, le plus admirable et le plus charmant enthousiaste des beaux arts, qui les aime avec la passion d’un grand seigneur ; mais d’un grand seigneur qui n’est pas assez riche pour payer les chefs-d’œuvre, M. Thiers m’entendant un soir lui raconter cette histoire des tableaux de mon prince le duc de Lucques : — Que sont devenus, me dit-il, le Raphaël et le Francia ? — Mon Dieu ! répondis-je, à l’heure qu’il est, par cette pluvieuse nuit de l’automne, vous ne devineriez jamais, avec tout votre génie, en quel triste lieu la vierge de Raphaël repose sa belle tête, dans quelles horribles ténèbres est plongé cet étincelant Francesco ?… Figurez-vous que Raphaël et Francesco sont déposés à la douane ; ils sont là, les malheureux exilés, au milieu des soieries, des sucres, des flanelles, des savons, des indigos et des tabacs ; ils sont là, ne comprenant rien à ces sombres voûtes, à ces bruits étranges, à ces horrible odeurs. C’est encore et toujours l’églogue de Virgile, que je vous citais tout à l’heure :

....Ah ! silice in nudâ connixa reliquii !

À ces mots, je vis M. Thiers tout ému ; il écoutait mon récit avec une profonde stupeur : — Serait-ce par hasard à la douane de France qu’on aurait retenu Raphaël et Francia ? — À la douane de Paris, monsieur le ministre ! La douane, de ses grosses mains stupides, a pris au collet le grand Francesco, elle a retenu la sainte Vierge divine par le pan de sa robe ; elle leur a demandé leur passeport, comme si ces grandes beautés ne devaient pas passer partout dans un pays comme la France, et gouverné par M. Thiers !…

Ici, le ministre se leva, il demanda son chapeau, et il allait pour sortir. Notez bien qu’il était une heure du matin…

— Où allez-vous ? lui dit une petite voix toute-puissante ; où allez-vous si tard ?