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palais du duc de Lucques, que le musée serait vendu. Au contraire, la plus belle partie de ce palais, qui fut le palais d’Elisa Bonaparte, c’était le musée. Le prince, dans son ardeur tout espagnole, avait fait construire une vaste galerie à la plus noble place de sa maison, et déjà, dans cette galerie et dans des cadres magnifiques, sous un jour admirable, vous pouviez admirer les trois Carrache, le Fra-Bartolomeo, l’Albert Durer, le Baroccio, le Dominiquin, le Gérard Dow, le Guerchin, toutes ces belles toiles dont la renommée est grande dans toute l’Italie. Quant à la Vierge aux Candélabres de Raphaël, l’admirable et sainte madone, même dans le musée du prince de Lucques, n’avait pas de place qui lui fût propre ; on la venait admirer de Saint-Pierre de Rome, même après avoir contemplé la Transfiguration ; on venait pour la voir du palais Pitti, même après s’être agenouillé devant la Madone à la chaise, devant la Madone du Voyage ; chacun la pouvait contempler face à face, visage contre visage, cœur contre cœur, pour ainsi dire ; et elle, la noble dame, bien assurée de sa beauté éternelle, elle posait complaisamment devant ceux qui la voulaient étudier avec respect, avec soumission, avec amour.

Donc, cette admirable galerie est en vente tout entière. Le sacrifice sera complet, car pas une seule toile, grande ou petite, n’a été conservée, pas un seul de ces chefs-d’œuvre n’a été mis à part ; leur noble maître leur a dit adieu à tous ; les beaux fleurons de sa couronne ducale, il leur a dit adieu d’un œil sec, mais son cœur saignait bien fort. Hélas ! c’est le cas encore une fois de réciter vers par vers l’églogue de Virgile, quand le pasteur Ménalque s’en va au loin chercher un peu d’ombre et de verdure pour son troupeau : — Nos patriam fugimus ; — nous quittons, disent les chefs-d’œuvre, nous quittons la terre natale, l’air limpide, le ciel bleu, le grand soleil, la passion italienne, le regard italien ; nous quittons les bois, les prairies, les fontaines, et mieux encore les voûtes dorées, les glaces brillantes, les murailles princières ; nous allons, Dieu sait dans quel exil, dans quelles régions, dans quelles brumes épaisses et chez quels bourgeois ! — Certes, quelque chose de pareil se sera passé dans l’ame du prince se séparant de ces flatteurs honnêtes et respectés de sa fortune, et lui-même il aura gémi sur leur exil.

Cette galerie du château ducal à Lucques est assez célèbre pour que nous n’en fassions pas l’histoire. Elle était un des plus riches débris de cet éphémère royaume d’Étrurie, qui fut un des premiers trônes élevés par Bonaparte, premier consul, comme s’il eût voulu se faire la main à ce métier tout nouveau pour lui et qu’il devait ap-