Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/791

Cette page a été validée par deux contributeurs.
787
LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

ne peut pas aller plus loin, qu’il est allé trop loin déjà, qu’il lui est impossible non-seulement d’acheter de nouvelles toiles, mais même de garder toutes celles qu’il a achetées déjà. En haut et en bas de l’échelle des heureux, cette histoire est la même histoire. Par exemple, quel est l’amateur de beaux livres, parmi ceux que nous connaissons, qui ne se soit pas vu obligé de vendre une partie de ses livres pour sauver le reste ? Une fois arrivé à cette révélation suprême, l’homme sage, s’il est un simple particulier, a parfaitement le droit de pousser jusqu’au bout la noble passion qui l’anime, et de se ruiner de fond en comble ; mais l’amateur qui est le maître d’un royaume, quelque petit que vous supposiez son royaume, n’a d’autre parti à prendre qu’à rompre tout d’un coup avec cette passion pour les chefs-d’œuvre ; c’en est fait, il y renonce tout de suite pour n’être pas tenté d’appeler à son aide quelques-uns de ces moyens d’avoir de l’argent, que les princes souverains ont toujours en leur puissance. Sans contredit, c’est fort beau d’avoir à soi une galerie de tableaux dont bien des capitales de l’Europe seraient fières ; mais cela est encore plus beau mille fois de sortir le matin de son palais sans gardes, de se promener à pied dans les champs de son duché, d’être salué par chacun et par tous, et de se dire à chaque pas : je n’ai plus de tableaux, c’est vrai, mais à coup sûr pas un de ces arpens de terre, si admirablement cultivés, ne sera surchargé d’un centime additionnel.

Ainsi a fait le prince de Lucques. Son altesse a lutté jusqu’à la fin contre la mauvaise fortune, et elle ne s’est arrêtée que lorsqu’il lui a été impossible d’aller plus loin. Aujourd’hui, entreprendre un musée de vieux tableaux, c’est une tâche que bien peu de rois en Europe, même les plus riches, oseraient entreprendre. Sa majesté le roi de Bavière elle-même, malgré tant de ressources en tout genre, va lentement dans l’exécution de cette œuvre impossible. À plus forte raison le prince d’un petit duché toscan dont la principauté doit retourner au grand-duc de Toscane, et qui lui-même est attendu, dans un avenir certain, par ces deux beaux et riches duchés de Parme et de Plaisance ; à plus forte raison aussi un Bourbon d’Espagne, les Bourbons les plus malheureux et les plus pauvres de la maison de Bourbon, même en comptant Mme la duchesse de Berry, qui, elle aussi, a vendu ses Van Dick et ses Terburg. N’avez-vous pas entendu dire qu’autrefois il y avait en France la galerie d’Orléans, splendide entre toutes les galeries princières ? La révolution française a dispersé la galerie d’Orléans ; c’est la révolution d’Espagne qui disperse la galerie de Lucques. Il n’y a pas encore une année que rien n’annonçait, dans le