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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

tout d’un coup à ces coûteuses passions qui ne sont plus permises qu’aux hommes riches de nos jours. C’est ainsi que cette belle et riche galerie, composée par les soins de son altesse royale le duc de Lucques, achetée à ses frais, et pour laquelle il avait arrangé une aile de son palais, hélas ! à l’heure où je vous parle, toute cette galerie est en vente ; c’est même, en comptant la question d’Orient et ces guerres qui s’agitent dans le lointain, la plus sombre nouvelle de l’Italie. — La galerie de Lucques est en vente !

Heureuse terre celle-là, pour qui les destinées de quelques tableaux célèbres, de quelques marbres glorieux, sont autant de questions sérieuses et solennelles ! Quoi donc ! la madone de Raphaël, cette belle vierge qui est la digne rivale, la rivale authentique et reconnue de la madone della Segliola, celle-là dont M. Ingres, qui s’y connaît, car il est un peu de la famille, disait qu’elle n’avait rien à envier à ses sœurs les autres anges ? Oui, elle-même, la Vierge aux Candélabres, elle a dit adieu à ce beau ciel pour lequel elle était faite. Encore un chef-d’œuvre de moins dans cette Italie qui aime les chefs-d’œuvre avec une passion si bien sentie ! Encore une vierge de Raphaël qui s’en va et pour ne plus revenir ! Certes, l’Italie a raison de pleurer la plus belle de ses plus nobles filles, et ce n’est pas nous qui la voudrions consoler.

Cependant, parce que son Altesse royale le duc de Lucques est obligé de se séparer de ces chefs-d’œuvre qui représentent une grande partie de sa fortune, est-ce bien là une raison, même une raison italienne, pour l’accabler de reproches ? Ce prince, si bienveillant et si bon, d’un esprit si distingué et si fin, affable et loyal comme il l’est, pouvait-il s’attendre, de bonne foi, à tant de récriminations cruelles ? Peu s’en faut que dans les autres parties de l’Italie on ne l’appelle un tyran, lui le plus aimable des aimables tyrans de l’Italie, parce qu’il n’est plus assez riche pour garder ces belles toiles qui le rendaient si heureux et si fier. Eh ! mais alors, que dirait-on, si lui, de son côté, il accablait de ses reproches les tyrans ses confrères, parce qu’ils n’ont pas été assez riches pour acheter ces mêmes tableaux qu’il leur a proposés bien avant qu’il se fût décidé à les offrir aux autres princes de l’Europe et même à ceux qui ne sont pas des princes ? Car, hélas ! par cette incroyable démocratie qui nous déborde, quand chacun se peut dire à soi-même : Te voilà roi, Macbeth, il n’y a plus que les très riches qui soient assez heureux pour pouvoir payer les chefs-d’œuvre ce qu’ils valent. Que de fois, à une vente publique, où sont en jeu quelques-unes de ces rares merveilles dont