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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

à toute épreuve, une science infinie. En parcourant les montagnes qui entourent la ville, terrains dévastés, fleuves débordés, misères, néant, ravages de tout genre, l’idée est venue à celui-là qu’il pouvait tenter, lui aussi, une œuvre romaine ; qu’il pouvait à son tour combler ces vallons, aplanir ces rudes sommets, dompter ces torrens rapides, en un mot lier au Rhône les arènes et la ville de Nîmes. Et ce qu’il a entrepris, Paulin Talabot l’a hardiment exécuté. Et non-seulement il n’avait pas à ses ordres toute une armée de Romains, maîtres, souverains des matériaux et de l’espace, mais encore il avait contre lui l’habitude, le préjugé, le mauvais vouloir, la propriété, cet aveugle et égoïste despote ; bien plus, il avait contre lui une puissance extraordinaire et extravagante qu’on appelle les ponts-et-chaussées. Cette puissance occulte arrive ordinairement dans toutes les entreprises du travailleur, critiquant ceci et cela, imposant les conditions les plus dures, indiquant les moyens les plus coûteux, quand ce n’est pas elle qui paie. C’est à elle que nous devons nos tristes routes, et si nous n’avons encore que quelques lignes de chemins de fer, c’est à elle seule qu’en doit revenir tout l’honneur. Heureusement que notre savant ingénieur a méprisé tant qu’il a pu cette exigeante compagnonne (pardon du mot, il est dans Ruy-Blas). Il a tracé, malgré les ponts-et-chaussées, le parcours de son chemin ; il n’a obéi à aucune des pentes indiquées, ce qui eût ruiné les actionnaires, et à toutes les criailleries de l’administration, il a répondu comme ce philosophe grec à qui l’on niait le mouvement, il a marché. Il a donc accompli en moins de dix-huit mois, à travers des difficultés incroyables, cette œuvre immense. Son chemin traverse la montagne tout droit, comme ferait une flèche ; il ne tourne pas les obstacles, il les brise. Il s’enfonce sous terre avec une frénésie incroyable ; soudain il se montre de nouveau, alerte et radieux. Le premier jour, Paulin Talabot nous a menés à la Grand’-Combe, une montagne de charbon. Vous arrivez là oppressé, abîmé de tristesse, n’en pouvant plus. Tout le paysage d’alentour, mais c’est profaner le mot paysage, est nu, désolé, aride, inerte, mort. Déjà cependant un village s’est élevé sur le penchant de la colline, pour l’habitation des mineurs ; mais dans ce village pas un chien n’aboie, pas un enfant ne pousse son joyeux petit cri, pas une femme ne chante et aussi pas un oiseau. En ces lieux, tout étonnés d’être rattachés au monde vivant, la vie et le mouvement commencent à peine. Et encore est-ce sous la terre qu’il vous les faut chercher. Entrez donc, si vous l’osez, dans cette mine profonde, que Virgile semble avoir décrite quand il parle