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ces arches triomphales. Vous approchez de cette merveille dans le plus grand recueillement ; vous avez à peine levé les yeux au ciel, et déjà vous avez le pressentiment de quelque chose d’étrange. Votre admiration, pour être confuse encore, n’en est pas moins vive et puissante. — Nous passons le pont du Gard, aussi petits que si nous l’avions traversé à genoux. Ces grands Romains, quels hommes ! Il leur fallait un pont là, ils en élèvent trois. Ici rien n’est à décrire, car la plus petite pierre, le moindre gravier tombant de ces hauteurs sur la plus magnifique des descriptions, vous la briserait comme verre, puis, une fois écrasé, achève-moi si tu peux ta phrase commencée, mon pauvre ami. Seulement il faut vous dire une barbarie de ce pays-ci. Ils ont donc en toute propriété le pont du Gard ; ils ont à eux ces trois chefs-d’œuvre superposés l’un sur l’autre ; ils ont tout ce silence environnant ; ils ont ce flot brutal qui bruit entre ces roches sauvages, pendant que les roches même, toutes chargées de leurs arbres noirs et vues à travers les grandes arches, vous produisent l’effet de ces pots de réséda que place la jeune grisette parisienne sur la fenêtre de sa mansarde. Ils ont donc tout cela, toute cette terre ferme bâtie par les Romains sur un torrent qui ne méritait certes pas tant d’honneur. Eh bien ! eux, les mortels d’Arles, eux, les mortels de cinq pieds et quelques pouces tout au plus, qui le croirait ? ne se sont-ils pas avisés de construire de leurs frêles mains un pont de leur façon pour faire concurrence au pont du Gard ! C’est une dérision bien étrange ! Et cela sous quel prétexte ? sous prétexte qu’on gagne une demi-lieue. Gagner une demi-lieue et ne pas passer sur le pont du Gard ! Mais, en ce cas, pour quoi donc comptez-vous la grandeur des chefs-d’œuvre, le respect et la majesté du passé ? À quoi donc peuvent servir ces merveilles du monde, si des mirmidons doivent leur faire concurrence ? de quel droit, quand les Romains ont placé ces longues arcades entre le ciel et la terre, vous amusez-vous, vous, pygmées, à parodier ces blocs de pierre par ces misérables planches suspendues à des fils gros comme le doigt et qu’un souffle emporte ? Je sais bien que vous faites des monumens à votre taille ; mais puisqu’enfin vous en avez là, dans vos champs, qui ont été faits à la taille des Romains de César, pourquoi donc ne pas vous en servir ? Vous gagnez une demi-lieue, c’est vrai ; mais aussi vous perdez le respect et la contemplation du passé.

Nous avons traversé le pont du Gard, la tête nue et dans une contemplation muette ; une lieue plus bas, nous avons à peine regardé cet autre pont chancelant qui vacille sur ses quatre morceaux de fer. — La ville de Nîmes est toute remplie de ces vestiges des Romains,