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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

l’empereur ! Malheur donc au sol fécond qui porte dans ses entrailles plus de richesses qu’à sa surface ! Et puis, à tout prendre, l’intelligence vaut la poésie. Mille fusils que l’on va fabriquer chaque jour sont tout autant les bien-venus que les plus beaux poèmes érotiques ; avec ces mille fusils, pardieu, on ira chercher de la pâture aux poètes à venir. Tout est pour le mieux dans le monde ; il ne faut nier aucune force ; il faut reconnaître toutes les puissances intelligentes, et surtout la puissance du charbon. Gardons pour nous les vers et la prose de l’Astrée, nous chanterons plus loin :

Les bergers tendres et fidèles
Qui n’ont d’autre bien en aimant
Qu’une bergère seulement.

La ville une fois saluée, bonjour à nos amis des premiers ans, bonjour aussi aux amis de notre père, aux vieilles amies de notre mère, bonjour à la famille, aux enfans qui vous regardent comme un étranger ; et la ville parcourue, et le collége salué, beau collége dont on a coupé l’ombre, dont l’étang s’est tari, bonne maison où le naïf fabuliste Jauffret, mon vieux maître, nous récitait les mêmes fables qu’il avait dédiées à Mme la duchesse d’Angoulême. — Allons, encore une fois, il faut partir. — Mais au moins jusqu’à demain, mon frère ! — Non pas jusqu’à demain ; si je reste demain, je resterai huit jours, et il faut que je marche ; encore une fois, adieu. Une heure après nous étions loin du bruit et de la fumée ; nous entrions véritablement « dans cette contrée la plus délicieuse de toutes les contrée que renferment les Gaules. L’air qu’on y respire est tempéré, son climat est si fertile, qu’il produit au gré de ses habitans toutes sortes de fruits. Au milieu est une plaine enchantée qu’arrose le fleuve de Loire, et que différens ruisseaux viennent baigner. » D’Urfé ajoute, et il faut bien le croire sur parole : « Sur les bords de ces admirables rivières, on a vu de tout temps grand nombre de bergers, qui, par leur douceur naturelle et la bonté du climat, vivaient d’autant plus heureux qu’ils connaissaient moins la fortune. » Nous n’avons pas vu un seul de ces nombreux bergers, mais nous avons retrouvé les sombres forêts, les torrens qui tombent, le vent qui gronde, les hautes montagnes sévères et tristes ; nul n’y passe, et cependant ce jour-là nous étions deux à y passer, son éminence l’archevêque de Bordeaux, M. Donné et moi, deux enfans de ces montagnes. Nous allions revoir, chacun de nous, le village maternel, et la maison, et la rue, et le bois de saules où nous avons rencontré notre premier amour.