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chait dans la même chambre, s’en aperçut, et, comme d’ordinaire on soupçonne plutôt le mal que le bien, elle pensait qu’Amidor et lui se donnaient des rendez-vous. Pour s’en assurer, un soir que la fausse Calcirée sortit suivant sa coutume, elle le suivit de si près qu’elle le vit entrer dans un jardin qui était sous les fenêtres de ma chambre, puis s’asseoir sous des arbres, et elle l’entendit dire à haute voix :

« Ainsi, ma Diane surpasse
« En beauté les autres beautés,
« Comme de nuit la lune efface
« Par sa clarté toutes clartés. »

Vous ne sauriez croire, encore une fois, madame, le singulier contraste de cette belle prose si limpide du bon d’Urfé, de ces honnêtes sentimens si amoureux, de ces noms poétiques si sonores et si charmans, avec le spectacle que vous avez sous les yeux, en traversant cette lave et ce bitume qui ne se reposent ni jour ni nuit, comme les eaux dans le Chantilly du grand Condé. On dirait, à entendre la prose de l’Astrée, murmurée là, cette goutte d’eau suspendue au doigt de Lazare que demande le mauvais riche au milieu de l’enfer. Où donc êtes-vous, en effet, Dorinde, Macilli, Périandre, Merindor, Adamas, Florice, Palinice, Circine ; où êtes-vous, Céladon, Mélampe, Phylis, Lycidas, beaux yeux vifs et doux, tresses mêlées de perles, pasteurs qui chantez et qui rêvez sur l’herbe ? qu’a-t-on fait de Galathée, de l’Astrée, de Tyrcis ? Parlez-moi, je vous prie, d’Alcippe, d’Alcée, d’Amaryllis, de Stilvane et d’Hylas, et Celine, et Melinde, et Lygdamas ; ô les beaux rêves de ces beaux lieux, ô les beaux lieux de ces beaux rêves, qu’êtes-vous devenus ?

Hélas ! la poésie s’est enfuie pour ne plus revenir ; l’idéal est parti, le labeur est resté ; le gazon a été desséché tout comme les fontaines ; le Lignon jaseur, oisif, amoureux et tant soit peu libertin, est devenu une bête de somme qui travaille la nuit, qui travaille le jour, et tout comme cela se passe aux galères, on a changé même son nom, et il s’appelle maintenant le Furens, et véritablement c’est là un furieux travailleur. Oui, mais, je vous prie, quel est le lieu de ce monde qui a conservé sa poésie ? Dans quel coin de terre si reculé la spéculation ne s’est-elle pas arrêtée ? On a bâti un hôtel garni et un café entre les deux avalanches de la cataracte du Niagara ; en 1814, il y avait, sous les fenêtres des Tuileries, des spéculateurs qui, pour 10 francs, vous montraient l’empereur Napoléon, en criant : Vive