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procurait des livres, et le régisseur du château, qui ne savait pas son vrai nom, et jouait de temps à autre aux échecs avec lui. Il faisait de longues promenades solitaires à travers les bois, les vallées, rêvant à son drame de l’Amour et l’Intrigue, auquel il travaillait avec ardeur, et à Don Carlos, qui le jetait dans des dispositions d’esprit bien plus lyriques que dramatiques. « Au milieu de cet air frais du matin, écrivait-il à un de ses amis, je pense à vous et à mon Carlos. Mon ame contemple la nature dans un miroir brillant et sans nuages, et il me semble que mes pensées sont vraies. » Plus loin il ajoute : « La poésie n’est autre chose qu’une amitié enthousiaste ou un amour platonique pour une créature de notre imagination. Un grand poète doit être au moins capable d’éprouver une grande amitié. Nous devons être les amis de nos héros, car nous devons trembler, agir, pleurer et nous désespérer avec eux. Ainsi je porte Carlos dans mon rêve, j’erre avec lui à travers la contrée. Il a l’ame de l’Hamlet de Shakspeare, le sang et les nerfs du Jules de Leisewitz, la vie et l’impulsion de moi. »

Au milieu de tous ces travaux poétiques, la situation matérielle de Schiller ne s’améliorait pas. Entraîné pas les fascinations de la poésie, égaré dans le paradis des rêves, il oubliait la réalité. Reinwald, dont l’esprit était plus positif, voulait l’emmener à Weimar et le présenter à Goethe, à Wieland, qui sans doute lui auraient donné d’utiles conseils, et lui auraient peut-être offert l’appui dont il avait besoin ; mais une voix de syrène, comme l’appelait Schiller, fit échouer ce projet.

Cette voix de syrène, c’était celle du baron Dalberg, qui, voyant que le duc de Wurtemberg ne faisait pas poursuivre Schiller, et ayant besoin du jeune poète, revenait à lui sans autre formalité. « Il faut, écrivait alors Schiller, qu’il soit arrivé un malheur au théâtre de Mannheim, puisque je reçois une lettre de Dalberg. » Cependant il se laissa séduire encore par les paroles flatteuses de cet homme sans cœur, et partit pour Mannheim : Dalberg le reçut avec empressement, promit de faire reprendre les Brigands, de faire jouer bientôt Fiesque, l’Amour et l’Intrigue, et demanda à conclure avec lui un traité pour le fixer à Mannheim. Schiller s’engagea pour un an. Il donnait au théâtre ses deux pièces, en promettait une troisième, et recevait pour le tout 500 florins (environ 1200 francs). Cette position parut d’abord satisfaire tous ses vœux. Il retrouvait à Mannheim son fidèle Streicher, il se rapprochait de sa famille, et revit sur les frontières du Wurtemberg sa mère et sa sœur ; il était libre d’écrire, de suivre cette douce et entraînante vocation littéraire, combattue par