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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

pouvait distinguer son pâle et gracieux profil. — Mais bientôt le dernier accord du piano se perd dans le lointain ; les chevaux se précipitent, l’éclair aussi ; du pavé jaillit l’éclair et aussi du nuage : quelle tempête ! quel fracas ! Le vieux postillon (hélas ! le pauvre homme se mourait de la phthisie pulmonaire) nous supplie de ne pas aller plus loin ; il assure qu’il ne distingue plus le chemin pavé du précipice, et il disait cela d’une voix grelottante ! Nous nous sommes arrêtés au milieu de la route jusqu’au jour. C’étaient des éclairs comme on n’en voit guère qu’au sommet du mont Sinaï, dans la Bible ; c’était un bruit à tout briser. Mais, ô surprise, le matin venu, soudain tout ce feu brûlant n’est plus que la douce lueur du crépuscule ; ce bruit de nuages qui s’entrechoquent fait place aux accens de l’oiseau matinal ; cet ouragan devient rosée ; le vieux postillon asthmatique est remplacé par un beau jeune homme de vingt ans. Encore une fois en avant. On passe à Pouilly ; ce n’est pas tout-à-fait le véritable Pouilly, mais on y boit un honnête petit vin blanc, et l’on rêve le reste. Nous traversons une mer sablonneuse, et l’on nous dit que c’est la Loire ; c’est bien le cas de dire comme je ne sais quel démon de M. Hugo : — Capricieuse ! Le soir, nous étions à Moulins. Là on se repose, on s’habille, on se fait beau, et six heures après on se met en route ; mais pourquoi aller si vite ? qui vous presse ? qu’avez-vous à faire ? Eh ! le plaisir d’aller vite ; pour quoi donc le comptez-vous ? Un postillon chante d’une voix rauque une de nos chansons nationales.

Monsieur la Palice est mort ;
Un quart d’heure avant sa mort
Il était encore en vie.

— Postillon, nous sommes à la Palice ? — Et il me montre du fouet le vieux château accroupi sur la falaise. Êtes-vous comme moi ? il me semble qu’en fait de gloire, rien n’est à négliger. Cette singulière chanson, Monsieur la Palice est mort, qui a dû bien chagriner dans son temps les sires de la Palice, est maintenant une joie pour leur mémoire. À coup sûr, tout braves gens qu’ils étaient dans cette maison, ils ne valaient pas mieux qu’un grand nombre de chevaliers, de gens d’armes et nobles dames dont nous ne savons plus les noms, carent quia vate sacro, comme dit Horace, parce qu’ils n’ont pas été chantés par un poète. Le poète qui a chanté, même de cette façon grotesque, le sire de la Palice, lui a donc rendu le plus grand des