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les choses qui se meuvent sur ce théâtre y sont dessinés en traits fidèles et saillans. Tous les personnages qui, à Constantinople et au Caire, ont joué un rôle de quelque importance dans les dernières années, s’y trouvent reproduits avec leur caractère, leurs passions et leurs tendances. On y est initié à toutes les intrigues de Péra, et même aux secrets du sérail. C’est ainsi qu’apparaissent successivement Pertew, « le vivant représentant du vieux génie turc, si touchant et si grand au moment de sa mort ; Kosrhew, ferme dans l’exercice du pouvoir, prompt à verser le sang, fécond en intrigues, inépuisable en tours de main, type à la fois terrible, admirable et bouffon ; » le capitan-pacha Ackmeth, si fameux par la défection de la flotte que Mahmoud, son maître et son bienfaiteur, avait confiée à sa fidélité ; Reschid-Pacha, homme de l’Occident par ses lumières, Turc par son attachement à la foi de l’Islam, et que l’or de l’étranger n’a jamais pu corrompre, exception presque unique dans le divan ; Ibrahim, le glorieux fils du vice-roi, Soliman-Pacha (Sèves), Français encore par le cœur et la pensée, et qui, dans son dévouement à son nouveau maître, espérait servir les intérêts de sa première patrie ; lord Ponsonby et M. de Boutenieff, l’un si véhément dans sa haine contre Méhémet-Ali, l’autre qui dissimule l’habileté la plus consommée sous une politesse exquise ; puis, enfin, au-dessus de tous ces hommes, les deux puissantes personnifications de l’Orient moderne, Mahmoud et Méhémet-Ali. Le récit des derniers momens de Mahmoud est plein d’intérêt ; quel spectacle que celui de ce puissant réformateur, n’ayant plus que deux passions, l’amour du vin et sa haine contre Méhémet-Ali, s’y abandonnant avec toute l’énergie de sa nature fougueuse, et mourant dans sa grandeur solitaire, consumé par cette double passion ! Le héros du livre est naturellement le pacha d’Égypte. C’est à lui que sont consacrées les plus belles et les plus curieuses pages. Son ame forte, contenue et dirigée par la plus fine sagacité, se meut et se développe tout entière au milieu des évènemens qui remplissent les deux dernières années. Lorsqu’il vit que les grandes puissances de l’Europe avaient résolu d’évoquer à leur tribunal son différend avec la Porte ottomane, il mesura aussitôt la portée du coup, et comprit que sa cause était à peu près perdue. Tout ce qui, en France, prend quelque souci de nos intérêts extérieurs voudra lire et étudier cet ouvrage. Toutefois, à nos éloges nous mêlerons un reproche. Le style manque trop souvent de cette simplicité noble et concise qui convient au récit et à la discussion des grandes affaires. L’abus des mots forcés et des phrases à effet se remarque en plus d’une page et forme un singulier contraste avec l’esprit sérieux et pratique du livre. Il est impossible de ne pas faire une distinction entre la pensée qui l’a inspiré et la plume qui l’a écrit.


V. de Mars.