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SCHILLER.

durée de mon bonheur ; mais je veux l’assurer ou mourir ; et, quand je compare la force de mon cœur aux obstacles qui m’arrêtent, je me dis que je les surmonterai. »

Charlotte revint avec sa mère à Bauerbach, et Schiller, sachant qu’elle ne pouvait être à lui, eut la force de réprimer sa passion. Il écrivait, quelques jours après avoir revu cette jeune fille, à son ami Wollzogen, qui la lui avait recommandée, cette lettre charmante « J’ai reconnu ici pour la première fois combien il faut peu pour être heureux. Un cœur noble et ardent est le premier élément du bonheur, un ami en est l’accomplissement. Pendant huit années, nous avons vécu ensemble, et nous étions alors indifférens l’un à l’autre ; nous voilà séparés, et nous nous recherchons. Qui de nous deux a le premier pressenti de loin les liens secrets qui devaient nous unir éternellement ? C’est vous, mon ami, qui avez fait le premier pas, et je rougis devant vous. J’ai toujours été moins habile à me faire de nouveaux amis qu’à conserver les anciens. Vous m’avez confié votre Charlotte, que je connais ; je vous remercie de cette grande preuve d’affection, et je vous envie cette aimable sœur. C’est une ame innocente encore, comme si elle sortait des mains du créateur, belle, riche, sensible. Le souffle de la corruption générale n’a pas encore terni le pur miroir de sa pensée. Oh ! malheur à celui qui attirerait un nuage sur cette ame sans tache ! Comptez sur la sollicitude avec laquelle je lui donnerai des leçons. Je crains seulement d’entreprendre cette tâche, car d’un sentiment d’estime et de vif intérêt à d’autres sensations la distance est bientôt franchie. Votre mère m’a confié son projet, qui doit décider du sort de Charlotte ; elle m’a aussi fait connaître votre manière de voir à ce sujet. Je connais M. de… Quelques petites mésintelligences se sont élevées entre nous ; mais je n’en garde point rancune, et je vous le dis avec sincérité, il n’est pas indigne de votre sœur. Je l’estime réellement, quoique je ne puisse me dire son ami. Il aime votre Charlotte noblement, et votre Charlotte l’aime comme une jeune fille qui aime pour la première fois. Je n’ai pas besoin d’en dire plus ; d’ailleurs, il a d’autres ressources que son grade, et je réponds qu’il fera son chemin. »

Cette Charlotte tant aimée ne sut jamais combien elle avait jeté d’émotions dans l’ame du poète, et n’éprouva pour lui qu’une innocente amitié. Elle épousa un autre jeune homme que celui qui lui était d’abord destiné, et mourut un an après.

À part les jours que Mme de Wollzogen venait passer à Bauerbach, Schiller vivait fort retiré. Il ne voyait que Reinwald, qui lui