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grand nombre, des chroniqueurs, des poètes, et surtout des faux prophètes, espèces d’orateurs populaires qui s’arrogeaient une mission politique sans inspiration, c’est-à-dire sans être suffisamment pénétrés du sentiment religieux qui était l’ame de la nationalité juive. M. Granier de Cassagnac, dont on connaît le grand talent divinatoire, aurait dû nous dire si toute cette littérature hébraïque était le fait des seuls gentilshommes. De sa part, une explication à ce sujet n’aurait pas manqué d’être piquante.

Transportons-nous en Grèce à la suite de l’auteur. Homère et Hésiode, nous dit-il, ont été assurément de bons gentilshommes ; sans cela, comment auraient-ils pu connaître la généalogie des maisons souveraines et leurs alliances, les rites mystérieux du culte, les usages des palais et des camps, le cérémonial des ambassades, le régime intérieur des gynécées ? Comment ils ont appris toutes ces choses, nous l’ignorons il nous semble seulement que, si l’auteur de l’Iliade, au lieu d’être un rhapsode errant, avait tenu un grand état de maison, il n’y aurait pas de doute aujourd’hui sur les circonstances de sa vie ; et, quant à Hésiode, nous savons que la tradition en a fait un pâtre inspiré qui mérita par son génie d’être associé au culte des Muses. Pour la plupart des autres écrivains grecs et surtout pour les plus célèbres, M. Granier de Cassagnac semble avoir pris à tâche de se réfuter lui-même, quoiqu’il fasse les efforts les plus divertissans pour anoblir ses protégés. L’origine d’Eschyle est inconnue, mais il n’était certainement pas de la classe du peuple, car il fut dans sa jeunesse en rapport avec les dieux, ancêtres des gentilshommes. Ceux qui ont dit que Sophocle était fils d’un forgeron l’ont calomnié. Ami de Périclès, général d’armée, et d’ailleurs « en relations familières avec les demi-dieux qui allaient, disait-on, le visiter à son foyer domestique, » il ne pouvait pas manquer d’être de bonne maison. Euripide n’aurait pas été choisi pour verser le vin dans une fête religieuse, s’il avait été réellement le fils d’un cabaretier et d’une marchande de légumes, comme les scholiastes l’ont rapporté. Quant à Aristophane, homme de fort mauvais ton, il aurait bien pu être de naissance obscure, ainsi que la plupart des poètes comiques. Au nombre des hommes lettrés de la Grèce, et surtout parmi les orateurs politiques, il se trouve beaucoup d’écrivains fils de marchands ou marchands eux-mêmes, à commencer par Solon. M. Granier de Cassagnac remarque à ce sujet que « les hommes de noble maison faisaient aussi le commerce à ces époques reculées. » Cette justification rappelle un peu M. Jourdain, dont le père, excellent gentilhomme, échangeait, par pure obligeance, du drap à l’aune contre de l’argent. Nous ne pousserons pas plus loin ce contrôle ; il nous est beaucoup plus agréable de signaler au milieu de ce chapitre qu’il est fort difficile de prendre au sérieux de bonnes et savantes pages sur les annalistes religieux de l’ancienne Rome et sur les sources primitives de l’histoire romaine, méconnues par l’école sceptique de Niebuhr.

Une dernière objection va résumer en peu de mots nos critiques de détail. « La noblesse, a dit M. Granier de Cassagnac, repose sur une descendance d’aïeux libres : il n’y a pas de noblesse dans une famille qui remonte à un