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REVUE LITTÉRAIRE.

maine. Les colonies militaires des anciens ont pu seules présenter quelques points de ressemblance avec les fiefs des temps postérieurs[1].

Il nous reste à apprécier l’œuvre intellectuelle de la noblesse. Dans son Histoire des Classes ouvrières, M. Granier de Cassagnac avait avancé que certains genres littéraires appartenaient exclusivement à la race noble, et que d’autres genres avaient été l’expression instinctive de l’engeance servile. Cette théorie, battue en brèche par une vigoureuse critique[2], a été si complètement ruinée, que l’auteur s’est retranché dans un autre paradoxe. Il s’en tient à proclamer un « fait capital, qui est l’institution des langues écrites et la formation des littératures par les hommes de race noble. » En vertu de ce principe, M. Granier de Cassagnac a découvert que les écrivains bibliques étaient nobles. Malheureusement, il n’y avait pas de noblesse effective chez les Hébreux. La famille de Jacob, même lorsqu’elle eut formé une grande nation, ne compta jamais que des frères. Les malheureux s’attachèrent aux puissans à titre de serviteurs, mais ne devinrent jamais esclaves : ceux-ci étaient toujours d’origine étrangère. Moïse, qui avait observé en Égypte les déplorables effets du régime des castes, et détestait par instinct tout ce qui pouvait rappeler l’organisation égyptienne, s’était proposé de conserver autant que possible l’égalité fraternelle au sein du peuple de Dieu. Il avait prévu l’abus de l’influence sacerdotale en constituant la tribu de Lévi de telle sorte qu’elle ne put jamais devenir un corps politique. La loi du jubilé devait prévenir l’accumulation des richesses dans les mêmes mains ; enfin, les distinctions honorifiques et transmissibles étaient si sévèrement proscrites, que les fils du législateur lui-même se retrouvèrent plus tard confondus parmi les plus humbles lévites, et dans un état de domesticité, honorable d’ailleurs, puisqu’elle les rattachait au service du temple. M. Granier de Cassagnac tranche d’un mot les difficultés qui ont si long-temps arrêté les critiques sacrés, au jet des auteurs bibliques, chroniqueurs ou hagiographes, en décidant « qu’ils appartenaient tous à de grandes familles. » Mais, parmi les prophètes, il se trouve évidemment des hommes de rien. Encore une difficulté à enjamber, et l’auteur le fait de la meilleure grace du monde. Les prophètes étaient plus que des nobles : « c’étaient des hommes qui écrivaient directement sous l’inspiration de Dieu, et qui n’avaient pas besoin, comme ceux qui racontaient l’histoire et la politique du peuple hébreu, d’avoir été mêlés au maniement des affaires. » Nous ferons remarquer à notre tour que les écrits inspirés dont la réunion a formé le livre sacré des Hébreux, n’étaient pas les seules compositions qui eussent cours en Judée. Il y avait, et probablement en assez

  1. M. Granier de Cassagnac croit réfuter (page 488) l’opinion presque généralement admise suivant laquelle les fiefs auraient été dans l’origine des bénéfices militaires, en signalant des bénéfices accordés à des serfs. Nous lui répondrons que les premiers bénéfices ont été accordés à des lètes, c’est-à-dire à des Barbares mercenaires, quelquefois prisonniers de guerre, et soumis à une discipline si rigoureuse, que les historiens les ont souvent confondus avec les esclaves.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 15 février 1839.