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la plume dans l’intérêt d’un dogme social plutôt que pour produire un livre vraiment historique, revient à sa méthode habituelle, qui consiste à prouver que la noblesse, élément providentiel et nécessaire, fleurit toujours et partout dans les mêmes conditions. De là, cette déclaration emphatique (page 476) : «Il faut reconnaître que la féodalité est un fait de tous les pays et de tous les temps, de l’histoire ancienne et de l’histoire moderne, un fait juif, un fait grec, un fait romain, un fait barbare ! » Cette affirmation est surprenante, beaucoup moins pourtant que le commentaire. M. Granier de Cassagnac, persuadé que le globe appartient en toute propriété aux nobles, déclare que la féodalité commence le jour où les nobles donnent leurs terres à bail. Nous n’exagérons pas. « Ce qui caractérise le fief dans sa valeur historique et dans sa fonction sociale, est-il dit (page 398), c’est de débarrasser les propriétaires des soucis de l’exploitation directe, et de les ériger à l’état de rentiers. » Or, comme les puissans de ce monde ont naturellement peu de goût pour l’exploitation directe et trouvent beaucoup plus commode de vivre de leurs revenus, il s’ensuit que la féodalité est un fait universel, et que nous-mêmes, sans nous en douter, nous sommes encore en plein régime féodal. Si, au lieu de s’en tenir à l’écorce, M. Granier de Cassagnac allait plus souvent jusqu’au cœur du sujet qu’il aborde, il trouverait moins facilement des analogies et des ressemblances entre les faits et les ages les plus divers. La liberté qu’il prend sans cesse d’intervertir les classifications acceptées, de refondre les définitions, de frapper à son empreinte les notions qui ont eu cours avant lui, ne tarderait pas, si elle devenait générale, à replonger la science historique dans le chaos. Non, la féodalité n’est pas seulement une création de rentiers, et la location des terres, circonstance inévitable, aussi bien chez les anciens que chez nous-mêmes, n’est pas une constitution de fief. Ce qu’on est convenu d’appeler la féodalité, c’est un ensemble d’institutions en vertu, desquelles une hiérarchie générale des terres et des personnes devient la loi souveraine d’une nation. Sous le régime féodal, le territoire, au lieu d’être morcelé comme d’ordinaire en propriétés indépendantes, est concédé à des individus d’élite, à charge, acceptée par eux, d’accomplir certaines fonctions publiques et d’acquitter des redevances proportionnées à leur grade dans la hiérarchie sociale. Suivant ce système, la possession de la terre, quoique transmise héréditairement en réalité, n’est, aux termes de la constitution, qu’un usufruit révocable dès que le contrat est violé, ce qui constitue le cas de félonie. Chaque détenteur de fief, au lieu de s’appartenir pleinement, est dans la dépendance d’un supérieur immédiat. Le roi lui-même, placé au sommet de l’édifice et ne relevant que de Dieu, n’est pourtant qu’un usufruitier comme les autres, puisque l’inaliénabilité du domaine de la couronne est une des maximes fondamentales de la monarchie. Le seul propriétaire réel est donc la nation, au profit de laquelle tous les devoirs sociaux attachés à la jouissance du sol doivent être accomplis. Pour pénétrer l’esprit du contrat féodal, il suffit de se reporter à son origine. Les terres accordées viagèrement à titre de bénéfices furent d’abord la solde d’un service militaire ; l’étendue de chaque terre fut