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signes distinctifs de leur qualité. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont nobles de nature qu’ils gouvernent les peuples : c’est au contraire parce qu’ils ont acquis des droits à la reconnaissance populaire qu’ils font souche de noblesse. M. Granier de Cassagnac a pris constamment l’effet pour la cause. Les dissertations qui viennent à l’appui d’un système qui choque le bon sens ne sauraient pas être fort concluantes, et pourtant on perdrait à ne pas les lire. L’auteur pousse l’art de grouper les notes à un degré d’habileté qui nous a paru souvent suspect. Son érudition, trop abondante pour être toujours bien choisie, est néanmoins alerte, dégagée, fréquemment relevée par des saillies, bien employée dans la trame correcte d’un bon style, assez spirituelle, nous le répétons, pour être dangereuses puisqu’elle donne de l’importance à des faits insignifians, et une apparence de nouveauté à des notions généralement répandues.

Par, exemple, dans son énumération des caractères extérieurs de la noblesse, M. de Cassagnac avance que : « le blason est un fait de tous les pays et de tous les temps. » Il est en effet assez naturel, surtout aux époques où l’art d’écrire est peu répandu, que les chefs choisissent un emblème qui leur serve de cachet dans les transactions civiles, et de signe de ralliement dans les combats. Mais ces emblèmes (insignia) constituent-ils une véritable science héraldique, comme celle qui, suivant l’opinion commune, ne se développa que vers le XIe siècle ? Les armoiries antiques avaient-elles, comme celles du moyen-age, une signification précise et en rapport avec la hiérarchie sociale ? M. Granier de Cassagnac ne paraît pas en douter. Pour lui, le blason est encore un fait naturel et nécessaire, et par conséquent vieux comme le monde. Il aurait pu s’appuyer du témoignage de certains voyageurs qui affirment que le tatouage des insulaires de la mer du Sud est de tous les blasons le plus expressif et le plus compliqué. Les devises et les emblèmes des gentilshommes grecs et romains constituaient donc un véritable langage héraldique, et il est bien entendu qu’Agamemnon portait d’azur à quarante-deux vires concentriques, avec trois guivres en sautoir. Mais, dans la revue des écussons complaisamment décrits par les poètes épiques et tragiques, il se trouve trois boucliers qui sortent de toutes les règles : c’est celui d’Hercule, dépeint par Hésiode, celui d’Achille, poème épisodique ciselé sur l’airain, et celui d’Énée, où Virgile a gravé prophétiquement les destinées de Rome. Ce n’est pas là une difficulté pour l’auteur. « Il faut observer, dit-il (pag. 48), qu’Hercule et Achille étaient bâtards, et par conséquent qu’ils ne pouvaient pas avoir des armes de famille Nous en devons dire autant à l’occasion du bouclier d’Énée, bâtard aussi… » L’argument nous paraîtrait sans réplique, si M. Granier de Cassagnac n’avait dit à plusieurs reprises que la descendance divine était un signe de grande noblesse, et que, dans les bonnes maisons, on se rappelait avec orgueil que le sang des ancêtres avait été anobli par un mélange avec celui des dieux. « La plupart des familles royales, a même ajouté l’auteur (pag. 23), les Érechtides à Athènes, les Héraclides à Sparte, les Pélopides à Argos, les Éacides à Phthie, descendaient des dieux. Romulus en descendait ; Jules César croyait en descendre etc. » Faut-il conclure que