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REVUE LITTÉRAIRE.

Manou que les brahmanes sont nés de la tête de Brahma, les guerriers de sa poitrine, les ouvriers de son ventre, les esclaves de ses pieds. On croit encore que la terre est un lieu d’expiation pour les anges déchus, et que les plus coupables ayant beaucoup plus à expier, sont justement relégués dans les castes inférieures. Ce plan théologique justifie la hiérarchie rigoureuse de la société indienne. Mais comment concilier un système qui pose en principe l’inégalité originelle des hommes, avec la tradition biblique, qui déclare tous les hommes fils du même père céleste, avec le code évangélique, d’après lequel tous les chrétiens sont égaux devant Dieu, avec les travaux philosophiques, les maximes législatives de toutes les nations modernes, qui tendent à faire prévaloir l’égalité politique, en vertu du dogme religieux qui accorde des droits égaux à tous les membres de la famille humaine ? Nous nous attendions à une discussion piquante, à une sortie chevaleresque ; malheureusement, M. Granier de Cassagnac ne s’est pas trouvé en humeur de guerroyer sur ce terrain. « Nous laissons de côté, a-t-il dit (page 25), les idées du mosaïsme et du christianisme sur la noblesse, parce qu’elles veulent être longuement discutées à part, et nous passons directement aux opinions des poètes et des moralistes païens. »

Appel est donc fait à l’antiquité païenne. Homère, Euripide, Ménandre, Platon, Aristote, Horace, Ovide, Juvénal, Sénèque et plusieurs autres font cercle autour de M. Granier de Cassagnac. Mais il se trouve que ces conseillers, convoqués pour appuyer une thèse favorite, professent tous des opinions contraires. Euripide, « païen sceptique et sans religion, » déclare brutalement qu’être noble, cela revient à être riche. Socrate croit que la vraie noblesse consiste dans la sagesse ; Platon, dans la saine intelligence. Ménandre ose dire qu’on est toujours noble quand on est homme de bien, et toujours bâtard quand on est méchant. Aristote, toujours merveilleux dans ses définitions, dit que la noblesse est une ancienne tradition de puissance et de vertus. On est homme de qualité quand on a du mérite, suivant Ovide ; quand on a de l’argent, suivant Horace. Peu satisfait sans doute des païens, qui se permettent d’avoir sur la noblesse d’autres idées que les siennes, M. Granier de Cassagnac leur tourne le dos comme à des gens mal appris, et couronne son idée fixe par cette conclusion à laquelle il n’y a rien à répondre : « La noblesse est évidemment un fait. Or, il est loisible à chacun de se former sur ce fait l’opinion qui lui paraît convenable. Tout cela n’empêchera pas la noblesse d’exister et d’être ce qu’elle est. »

M. Granier de Cassagnac croit démontrer jusqu’à l’évidence le grand fait qu’il a découvert, en prouvant qu’un corps nobiliaire se forme à l’origine de toutes les sociétés, que partout il revêt les mêmes caractères extérieurs, les mêmes signes de distinction, que partout il accomplit les mêmes fonctions sociales, et en est récompensé par les mêmes prérogatives. Il est clair, et personne ne songerait à le contester, que, dans toute réunion d’hommes, ceux qui ont des facultés éminentes ne tardent pas à se faire accepter pour chefs, et qu’ensuite ils commandent le respect à la foule, en exposant à ses yeux des