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REVUE DES DEUX MONDES.

pièce qui rejoint le brillant succès de Bertrand et Raton, et qui le mérite par l’action perpétuelle et par quelques scènes également fortes, M. Scribe achève de prouver qu’il suffit à toutes les conditions de la scène française où il a pied désormais plus que personne. Or, s’il y était entré dès 1820, si les dix années qu’il a passées ailleurs et qu’il n’a certes pas perdues, il les eut là employées en tentatives multipliées, en perfectionnemens plus larges, que serait-il arrivé ?

Profitons du moins de ce que nous avons, sans trop regretter ce qui aurait pu être, et sans chicaner notre rire, qui est si rare. La comédie devient chose bien difficile de nos jours ; il y a toutes sortes de raisons à cela. La réalité surtout lui fait une rude concurrence tout à l’entour. Si cette réalité n’était qu’affreusement triste, on trouverait encore moyen de s’en tirer ; mais elle réunit à une tristesse profonde tous les caractères de contradictions et de ridicules, et tellement en grand qu’on n’arrive au théâtre que bien blasé. Le fort du spectacle est ailleurs. Je préciserai ma pensée par un exemple. Il y a quelque temps, on jouait aux Français la pièce de Latréaumont ; à un certain endroit, les auteurs avaient mis une scène de conspiration très burlesque, où le héros seul et surpris s’empare d’une patrouille qui le devrait arrêter. Mais au même moment l’échauffourée de Boulogne avait lieu, et on la jugeait au Luxembourg. La conspiration à la scène avait le dessous, et ne paraissait plus qu’un froid plagiat. Eh bien ! à chaque instant c’est ainsi. M. Scribe, en mettant à la scène les grands effets en politique produits par les petites causes, avait à lutter tout à côté contre une concurrence presque pareille, contre les grandes causes produisant avec éclat de bien petits effets. Depuis que Voltaire a été détrôné sans retour par la philosophie de l’histoire, et qu’il est convenu que la Fronde ne saurait se reproduire sous d’autres formes, nous succombons sous les grandes causes qu’on met en avant, et selon lesquelles on fait manœuvrer après coup l’humanité : le présent seul fait défaut jour par jour à cette grandeur. Dans le drame politique qui se joue presque en regard du Verre d’eau, il y a de ces conditions réunies de tristesse et de contradictions en grand dont je parlais tout à l’heure, et qui seraient capables d’éclipser même la haute comédie. Sachons gré à M. Scribe, dans le genre qui lui appartient et qu’il augmente, de s’en être tiré avec tant d’honneur.


Sainte-Beuve.