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M. de Schlegel prisait si fort le Solliciteur, nous avons vu M. Jouffroy (qu’il nous pardonne de le trahir), au plus beau de ses platoniques leçons, et dans son esthétique de 1826, placer très haut l’Héritière. Un célèbre critique, et dont l’inépuisable saillie, nourrie d’expérience, fait désormais autorité, M. J. Janin, a semblé depuis quelque temps déclarer une guerre si vive à ce genre de comédie, que c’est pour elle encore un succès. Sans doute, Picard, qu’on oppose souvent, est de ce qu’on peut appeler une meilleure littérature que M. Scribe, d’une façon plus franche, plus ronde, plus naturelle, qui découle plus directement du Le Sage, et qui n’a pas l’air de faire niche à Molière. Mais il faut tout dire, cette espèce de bon goût qui retranche certains raffinemens, cette sorte de descendance plus légitime, plus reconnue, qui vous fait tenir avec honneur à la suite des chefs-d’œuvre du passé, n’est pas toujours une ressource en avançant : c’est même quelquefois une gêne. Son premier feu jeté, et une fois hors de son théâtre Louvois, Picard devint faible d’assez bonne heure ; il se répéta, il s’usa vite. Les ruses dramatiques de M. Scribe, ses ingrédiens, comme vous voudrez les appeler, le soutiennent bien mieux. Picard le savait ; il professait, m’assure-t-on, pour son jeune et brillant héritier, une admiration, une adoration presque naïve. Pour tout dénouement, pour tout expédient dramatique dont quelque auteur était en peine : « Allez le trouver, disait-il, il n’y a que lui pour vous tirer de là. »

Pour résumer d’un mot ma pensée sur tous deux, le Molière de Picard était tout simplement Molière ; le Molière de M. Scribe, c’est plutôt Beaumarchais.

La fertilité est une des plus grandes marques de l’esprit. Faire des pièces pour M. Scribe a pu paraître chez lui, dans les années premières, un métier en même temps qu’un talent ; mais depuis, à voir le nombre croissant et le bonheur soutenu, il faut reconnaître que c’est désormais son plaisir et sa fantaisie, que c’est devenu sa nécessité et sa nature. Dans tout ce qu’il voit, dans tout ce qu’il lit, dans l’esprit de chaque collaborateur, je me le figure guettant une pièce au passage, une situation ; c’est sa chasse à lui. Parfois il a besoin qu’on le mette sur la piste d’une idée ; il lit alors tel mauvais ouvrage manuscrit qui n’aurait nulle valeur en d’autres mains ; mais cela lui tire l’étincelle, l’idée qu’il exécute, et que souvent le collaborateur adoptif ne reconnaîtrait pas.

Prendre partout ses sujets, ses idées, ses mots, dès qu’on voit qu’ils vont à la forme, au cadre voulu, prendre partout son bien à tout