Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/675

Cette page a été validée par deux contributeurs.
671
DE L’HUMANITÉ.

la vie humaine ne prend plus pour règle les terreurs ou les espérances qui agitèrent l’ame de nos ancêtres. Dans cette situation morale des esprits, n’est-il pas bizarre de voir un écrivain s’acharner à détruire ce qui pourrait rester encore de foi pour les anciens dogmes, et faire de cette destruction complète la conséquence nécessaire du progrès social ? Non-seulement M. Leroux ne croit pas pour lui-même au paradis et à l’enfer du christianisme, qui lui semblent n’avoir été créés que par la folie des hommes, mais il ne veut pas que l’humanité y croie, et il prétend prouver que dans le passé ses plus illustres représentans n’y ont jamais cru. L’antiquité, selon lui, a pensé que la vie future se passait dans l’humanité, et les opinions anciennes sur les paradis et les enfers ne sont qu’une hérésie dans la tradition humaine.

Comment M. Leroux s’y prend-il pour prouver cette thèse ? Il cite le sixième livre de Virgile, quelques passages de Platon, quelques lignes d’Apollonius ; il interprète Pythagore, et il s’imagine avoir reconstruit la véritable croyance de l’antiquité. M. Leroux a raison de célébrer le génie de Virgile, mais il se trompe quand il pense que l’Énéide peut donner sur les croyances antiques des témoignages aussi certains que l’Iliade en ce qui concerne les Grecs, et la Bible pour ce qui regarde les juifs. Virgile, qui avait sans contredit une connaissance profonde tant des croyances populaires que des dogmes philosophiques, écrivait avec toute la liberté de son siècle et de son génie. Ses chants étaient ceux d’un poète indépendant, et non d’un hiérophante orthodoxe et fanatique. Il mêlait à sa convenance les mystères d’Éleusis et les dogmes de Pythagore et de Platon ; il chantait, non pas tant ce que les hommes avaient cru, que ce qu’il croyait lui-même. Et puis il parlait en poète ; il choisissait les tableaux les plus séduisans, et parmi les croyances populaires les plus poétiques images. Le célèbre Heyne a très bien saisi ce mélange, quand il recommande de ne pas chercher dans le sixième livre de l’Énéide une exposition exacte du dogme platonicien ; ces dogmes y sont bien, mais mêlés avec les principes de Pythagore, mais accommodés aux vulgaires opinions. En un mot, Virgile n’a pas fait l’œuvre d’un théologien ou d’un philosophe, mais d’un poète[1]. Platon lui-même, et M. Leroux le

  1. Etsi vero Virgilii animo Platonica placita insedisse supra haud negaverim, non tamen ille putandus est Platonis philosophiam nobis tanquam trutinà appendisse aut annumerasse, ut adeo ad illam omnia revocari possint ; verum miscuit ille Pythagorea Platonicis, tum tenendum est, philosophemata illum cum dilectu et poetica lege tractasse, et ad vulgares opiniones et popularem phisophiam deflexisse,