Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/67

Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
SCHILLER.

monde qu’il avait si souvent appelé de tous ses vœux ; il était libre, et le premier usage qu’il fit de sa liberté effraya ceux qui l’aimaient. Affranchi tout à coup de la rude contrainte qu’il avait subie pendant tant d’années, il se laissa prendre aux premières séductions de la vie. Il passa avec l’emportement de sa nature fougueuse d’un extrême à l’autre, de la servitude à la licence. Par malheur pour lui, il demeurait avec un jeune lieutenant dont le cœur était depuis long-temps vicié par une conduite fort irrégulière. Cet homme n’eut pas de peine à s’emparer de l’esprit inexpérimenté de Schiller, et il exerça sur lui une fatale influence. Dans la même maison demeurait la veuve d’un officier qui n’était plus ni jeune ni jolie, et dont la réputation était en outre fort équivoque. Mais c’était la première femme que le poète rencontrait sur sa route, une réalité à la suite d’un long rêve, une image vivante après tant d’images vagues et indécises qui avaient passé comme des ombres fugitives dans sa pensée. Schiller se prosterna à ses pieds dans toute la ferveur d’un premier amour, l’adora et la chanta. Ce fut elle à qui il donna le nom de Laure ; c’était à elle qu’il adressait ces odes rêveuses et idéales où les grandes images de la destinée humaine et de la nature se mêlent à l’expression enthousiaste de l’amour. Si cette femme comprit et apprécia une telle exaltation, c’est ce que nous ne saurions dire. À en croire le témoignage des amis de Schiller, ce premier amour était purement platonique et fut toujours contenu dans les bornes du respect.

L’entraînement funeste, les folles dissipations du jeune chirurgien furent heureusement de courte durée. Près de cette belle et dangereuse ville de Stuttgardt qui, comme une courtisane, attirait dans ses perfides séductions l’ame candide et crédule de Schiller, s’élevait la douce retraite de Solitude. Près des écueils où il avait lancé témérairement sa barque fragile était le foyer de famille avec la tendre remontrance et le doux enseignement de l’amour maternel. Ce fut là ce qui le sauva. Il s’était jeté avec impétuosité au-devant de toutes les émotions dont il était altéré. Quelques jours de calme passés au milieu des siens, l’aspect d’une vie simple et pleine de joies sans trouble, de désirs sans remords, amortirent son ardeur et lui firent voir le péril auquel il s’était livré. Il s’éloigna des relations blâmables qu’il avait formées, et rentra dans la ligne de ses devoirs.

Cependant ces quelques mois passés dans le tourbillon du monde avaient dérangé l’état de ses finances, et il faut avouer qu’un budget de 45 francs par mois n’est pas difficile à mettre en désordre. Schiller tenait en réserve son drame ; c’était la pierre de touche qu’il voulait