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SCHILLER.

ses parens le retint, et il resta. Il resta pour être sans cesse en lutte avec lui-même, pour subir ce rude combat des désirs de l’ame aux prises avec la nécessité matérielle. S’il voulait lire un autre livre que ceux qui étaient prescrits par les règlemens, il fallait qu’il se réfugiât dans le coin le plus obscur de sa chambre à coucher, qu’il se cachât dans le jardin, derrière un arbre. Pour pouvoir écrire ses vers, il en était de même ; pour les communiquer à ses camarades, il en était de même aussi. Quelquefois il feignait d’être malade. Alors il lui était permis d’avoir le soir une lampe près de son lit, et je laisse à penser quelle joie c’était pour le pauvre étudiant altéré de science et de poésie de pouvoir lire à son aise, et sans crainte d’être arrêté aux plus beaux passages, ses livres favoris. Mais tous ces innocens artifices d’une jeune ame contrainte et arrêtée dans ses penchans échouaient encore devant l’incessante surveillance d’un maître d’études. Un jour un des camarades de Schiller le trouva assis tout seul dans sa chambre et pleurant ; on venait de lui enlever son Shakspeare et tous ses autres livres de littérature.

Ce fut dans les sentimens de révolte, de colère, de résignation forcée, où le jetaient sans cesse les habitudes de l’école, qu’il écrivit ses Brigands. Le fait principal était emprunté au Magasin Souabe, qui racontait l’histoire d’un vieillard délivré par le fils qu’il avait repoussé loin de lui. Chaque scène de ce drame terrible était le résultat d’une imagination ardente péniblement réprimée, d’un sentiment de haine profond pour toute espèce de contrainte, de servitude, d’une foule d’idées étranges, exagérées, sur l’état d’une société où il n’avait jamais vécu, et d’un génie puissant qui devinait une partie des choses qu’il n’avait jamais éprouvées, et donnait à celles qu’il rêvait la vie, le mouvement, la réalité. Cinq à six ans après, l’auteur, examinant avec plus de calme cette première œuvre de jeunesse, expliquait parfaitement les dispositions d’esprit dans lesquelles il la composa. Nous ne pouvons mieux faire que de citer ses propres paroles. « J’écris, dit-il, comme un citoyen du monde, qui n’est au service d’aucun prince. J’ai de bonne heure perdu ma patrie pour l’échanger contre le vaste monde que je ne connaissais que par les verres d’un télescope. Une erreur de la nature m’a condamné à être poète dans le lieu même de ma naissance. Le penchant pour la poésie blessait les lois de l’établissement où j’étais élevé, et contrariait les plans de son fondateur. Pendant huit années, mon enthousiasme a été en lutte avec les règlemens militaires ; la passion pour la poésie est ardente et forte, comme le premier amour : ce qui devait l’étouffer