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si la poésie doit être mon unique moyen de subsistance, tandis qu’elle aura pour moi sans cesse de nouveaux attraits, si elle ne devient pas une obligation, si je ne lui consacre que des heures choisies. Alors toute ma force et mon enthousiasme seront appliqués à la poésie, et j’espère que ma passion pour l’art se prolongera pendant tout le cours de ma vie. »

Animé par cet espoir, séduit par la pensée qu’une contrainte passagère lui serait par la suite d’un grand secours, il résolut de consacrer exclusivement toutes ses heures de travail, toutes ses pensées à la médecine, jusqu’à ce qu’il eût acquis dans cette science une assez grande habileté pour pouvoir la mettre en pratique. Aussi, ne tarda-t-il pas à se distinguer entre tous ses condisciples, et il écrivit à deux années de distance deux thèses, l’une sur la physiologie, l’autre sur les rapports de la nature animale avec la nature morale de l’homme, qui, toutes deux, lui firent beaucoup d’honneur.

Mais, en se promettant de se dévouer sans réserve à la médecine, le jeune étudiant s’exagérait à lui-même sa propre force. Enfant, il avait été conduit par sa mère dans le monde poétique, il avait respiré l’air de ces régions enchantées, il avait vu s’ouvrir devant lui ces horizons dorés de la pensée humaine. Toutes ces images vivaient encore dans son esprit, et, à chaque instant, la lecture d’un livre, l’entretien d’un ami les faisaient reparaître à ses yeux plus éclatantes et plus belles. Quelle que fût la rigidité du cordon militaire établi autour de l’académie, les élèves n’étaient pourtant pas tellement retranchés de la vie sociale, qu’ils n’entendissent parler d’un livre nouveau, d’un succès littéraire. En dépit des officiers et des sergens, ces livres étaient introduits dans l’enceinte classique, on les lisait à la dérobée, on les cachait aux regards des surveillans sous quelque estimable traité de droit ou de médecine, et ils passaient de main en main. C’était le temps où la littérature allemande brisait ses vieilles chaînes et sortait de sa route craintive et routinière pour s’élancer dans l’immense espace qu’elle devait parcourir avec éclat. Du fond de leur école, où ils étaient renfermés comme dans un cloître, les jeunes disciples de la science pressentaient une nouvelle ère et en recherchaient avidement tous les indices. Schiller, qui connaissait déjà les poètes d’un autre temps, lut avec d’autant plus de fruit les productions récentes, car alors il s’établissait dans son esprit une comparaison entre l’époque ancienne et l’époque naissante, et, en voyant d’où l’on était parti, il comprenait mieux où l’on pouvait aller. Goetz de Berlichingen et Werther, qui venaient de paraître, produisirent sur