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siècles consacre, qu’il laisse en repos ces nobles partitions que le monde a pour jamais adoptées dans leur simplicité naturelle, et qu’il s’abstienne à l’avenir d’évoquer, dans ses festivals, les ombres royales de Palestrina et de Gluck, pour en faire à son orgueil d’obséquieux caudataires.

La Lucrèce Borgia de M. Donizetti, que les Italiens ont représentée pour la Lucia du même maître ont des titres incontestables à faire valoir. En effet, la plupart des passages remarquables qui se rencontrent dans Lucrèce Borgia rappellent si ouvertement leur origine, qu’on dirait que l’auteur s’est proposé de fondre en un les deux ouvrages dont nous parlons. Ainsi, la partie dramatique se trouverait au besoin dans Anna Bolena, tandis que la grace mélodieuse qu’on y respire, émane plus directement de la Lucia. L’empoisonneuse italienne n’est au fond que la timide femme de Henri VIII, Gennaro a tout le profil mélancolique de Percy, et le duc de Ferrare ressemble à s’y méprendre au frère de la fiancée de Lammermoor. En général, cette manière de procéder, cette élaboration vingt fois reprise d’une même idée diminue singulièrement l’état qu’on peut faire de la fécondité des maîtres italiens. Ils écrivent énormément, et en italien composer s’appelle écrire ; mais, si vous êtes assez impertinent pour ne pas vous en tenir à la lettre, si, au lieu de vous laisser abuser par le chiffre, vous demandez à cette verve inépuisable les conditions d’une faculté productive légitime, alors vous en viendrez forcément à rabattre beaucoup de votre enthousiasme. Tel maître qui porte, jeune encore, à soixante le nombre de ses chefs-d’œuvre, ne se trouve avoir fait, à tout prendre, que deux partitions dont les cinquante-huit autres sont les monotones variantes. À ce compte les Italiens seraient plus stériles dans leur fécondité que les Allemands, que Weber, par exemple, qui se contente d’écrire trois opéras dans sa vie : Freyschutz, Euryanthe, Oberon. M. Donizetti possède au suprême degré l’art de rajuster ses idées, de chanter au public le même air sur tous les tons, et de se coudre avec de vieux motifs un manteau d’arlequin fort présentable ; et comment ferait-il autre chose, comment sans le secours du métier, cet auxiliaire ou plutôt cet admirable suppléant du génie, l’auteur de Lucrèce Borgia aurait-il pu suffire depuis dix ans aux commandes dont on l’accable ? C’est un peu toujours la même partition rajustée, enrichie, illustrée de quelque mélodie heureusement venue, illustrée surtout par la voix des incomparables chanteurs qui l’exécutent, de sorte qu’on se laisse volontiers ravir et qu’on n’en demande pas davantage. Du reste, avec M. Donizetti, on a rarement à regretter l’absence de toute espèce d’inspirations nouvelles ; çà et là, un éclair, une lueur, percent toujours, comme en Italie, quelques minutes de plaisir rachètent l’ennui de la soirée. Ainsi de Lucrèce Borgia. Il s’en faut que les beautés manquent dans cette partition, et, je le répète, si Anna Bolena et Lucia n’existaient point, ce serait là une œuvre des plus remarquables. — L’introduction s’ouvre par un motif plein de verve et d’éclat ; puis vient une de ces phrases dont l’effet est irrésistible quand la voix de Lablache s’en empare et les lance dans la salle de toute sa puis-