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REVUE. — CHRONIQUE.

contes fantastiques, non pour qu’on les prenne au sérieux, mais pour démontrer à tous combien l’art serait à deux doigts de sa perte, si jamais il s’engageait dans une aussi fausse voie, alors le public, qui le répudie aujourd’hui battra des mains à sa rencontre, et lui élèvera des arcs de triomphe ; car il pourra vraiment apprécier à quel point ce musicien a mérité de l’art en ramenant par l’exemple d’un dévergondage effréné, le goût général, de l’impasse où il allait se fourvoyer, vers le culte harmonieux et paisible de l’idéal et du beau. Cependant il est certains actes peu respectueux dont M. Berlioz aurait dû s’abstenir à l’égard de deux des plus grands maîtres dont la musique s’honore. On ne traite pas ainsi de puissance à puissance avec des hommes de la trempe de Gluck et de Palestrina, et nous ne concevons guère qu’on se permette de disposer de leurs chefs-d’œuvre ni plus ni moins que s’il s’agissait de l’ouverture des Francs-Juges ou de la cantate de Sardanapale. M. Berlioz est assez riche pour faire à lui seul tous les frais de ses séances satirico-musicales.

On ne cesse de s’élever avec raison contre la déplorable manie de ces gens qui ont pour habitude d’altérer les textes au lieu de les traduire honnêtement. S’il y a quelque chose de sacré, quelque chose à quoi on ne puisse toucher sans une sorte de sacrilége, à coup sûr c’est la pensée du génie. Or, faire exécuter une partition, c’est la traduire, et prétendre donner à l’œuvre de Palestrina ou de Gluck des développemens qui ne sont pas, qui n’auraient pu être dans la pensée des maîtres, c’est tout simplement la travestir d’une façon monstrueuse, c’est la profaner. On dirait que M. Berlioz a pris à tâche de démontrer à l’univers qu’il ne saurait exister de musique en dehors de l’appareil formidable dont il s’institue l’ordonnateur suprême. La musique de l’avenir ne lui suffit plus, il lui faut la musique du passé ; il faut qu’il renforce Palestrina et taille en plein drap dans les partitions de Gluck. Le vieux Gluck, le musicien aux effets terribles, le chantre d’Armide et d’Iphigénie, ne lui paraît point assez corsé. Pauvre Gluck ! vous ne vous doutiez pas, lorsqu’au son des trombones vous évoquiez jadis dans votre orchestre les esprits de haine et de rage, qu’un jour viendrait où M. Berlioz vous ferait l’aumône de quelques ophycléides ; et Palestrina, qu’on arrache à la chapelle Sixtine où quelques soprani suffisent à ses mélodies fuguées, pour l’écraser, lui, le maître paisible, à l’inspiration suave et religieuse, sous la pompe des voix et des instrumens ! Si l’indifférence du public n’eût fait prompte justice d’une semblable parodie, nous courions la chance de voir avant peu les chefs-d’œuvre de Paesiello ou de Cimarosa se produire sur notre scène derrière une triple rangée d’ophycléides, de contrebasses et de trombones. Tout cela est à coup sûr fort divertissant, et l’élément bouffe domine, mais à la condition que les maîtres n’interviennent pas ; car alors le scandale remplace la plaisanterie. Que M. Berlioz se fasse l’intendant de sa propre renommée, qu’il recrute pour ses symphonies autant de cuivres qu’il lui plaira ; qu’il ajoute même, si bon lui semble, quelques trompettes marines à son artillerie ordinaire ; mais, par grace, qu’il respecte au moins les chefs-d’œuvre que l’admiration des