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REVUE. — CHRONIQUE.

là, personne ne l’ignore, le fait de Duprez, qui aime à calculer dès long-temps ses prouesses et se complaît surtout dans les récitatifs larges et modérés. La mésaventure était donc facile à prévoir : Duprez ne pouvait se faire illusion sur l’issue d’une pareille entreprise, et sentait aussi bien que tous son impuissance à rendre dans leur originalité native certaines inspirations du chef-d’œuvre de Meyerbeer. De là ses incertitudes de quatre ans, incertitudes qui devaient céder enfin au dénuement absolu où se trouve aujourd’hui le répertoire de l’Académie royale de Musique, céder surtout aux sollicitations de son amour-propre piqué au vif à tout instant par les magnifiques souvenirs que Nourrit a laissés dans ce rôle. Duprez ne joue ni ne chante Robert ; il en exécute à loisir certaines parties qu’il convient à son talent de mettre en relief. Durant cinq actes il se promène à travers cette grande musique, non plus, comme Nourrit, en tragédien consommé, en artiste plein de conscience et de foi, dont l’activité se multiplie, qui se préoccupe d’un geste, d’une note, d’un mot, et s’efforce, à la sueur de son front, de rendre le sens mystérieux d’un passage, l’intention profonde et cachée du maître, mais en habile chanteur italien, qui choisit avec goût, relève et caresse ce qu’il trouve sur son chemin, et laisse dans l’ombre ce qu’il ne peut atteindre. Ainsi, cette fois, il n’est plus question de la sicilienne, du grand duo entre Robert et Bertram, au troisième acte. Même dans le trio du dénouement, la partie de ténor s’efface et disparaît presque ; en revanche, la cantilène de Robert, au quatrième acte, produit une impression inaccoutumée : c’est un style admirable, un chant large et posé, qui vous ravit d’aise et vous surprend, dans cette partition que chacun sait par cœur, comme si vous l’entendiez pour la première fois. Ensuite, il faut dire que Duprez manque tout-à-fait de cette énergie grandiose, de cet air de noble rudesse dans la tenue et la démarche, sans lesquelles on ne se figure pas la création de Meyerbeer. Sa taille si grêle, la chétive apparence de sa physionomie, ont, dans ce rôle du chevalier normand, quelque chose de plus comique qu’il ne convient à la gravité du personnage. Ajoutez à cela qu’il est allé s’affubler d’une robe blanche, de sorte qu’à le voir, au troisième acte, dans la scène du cloître., lorsqu’il tient en ses mains le rameau sacré, on dirait plutôt un camaldule à la procession que le terrible héros de la légende. Si Nourrit avait le défaut de prendre en scène trop souvent des airs de matamore, si chez lui la noblesse dégénérait quelquefois en déclamation, la grandeur en emphase, il est impossible de ne pas regretter chez Duprez l’absence totale de ces qualités indispensables à qui veut tenir tête à tous les rôles d’un grand répertoire. On a beau dire, il y a des partitions qui seront toujours interdites à Duprez. Robert-le-Diable et les Huguenots, par exemple, ne sauraient être pour lui ce que sont les autres opéras du répertoire. On ne cessera de lui contester Raoul et Robert, tandis que Guillaume Tell, la Muette, la Juive, lui appartiennent sans partage ; c’est dans Arnold, dans Mazaniello, dans Eléazar qu’il triomphe, dans des rôles de montagnard, de lazzarone et de juif. Au théâtre italien, on passe plus facilement sur ces désavantages (bien que là, comme partout ailleurs, on aime assez à voir, dans l’emploi de ténor, un jeune